Le droit de prêcher une religion, jusqu’où?

Un excellent article d’un professeur de droit, Arnaud Dotézac, sur ce que j’appellerais l’illégalité inhérente à la pratique de la religion islamique en Occident (lire aussi, sur ce thème, le Manifeste du 31 juillet):  

L’affaire Redeker a ouvert un débat nourri sur la liberté d’exprimer une opinion, même dérangeante, vis-à-vis d’un ensemble religieux. C’est bon signe. Pour autant, certains prétendent qu’il ne faudrait «pas abuser» de cette liberté en appelant à de la «réserve», c’est-à-dire ni plus ni moins que de l’autocensure.

Pourquoi autocensure? Parce que la logique de la «réserve» est évidemment celle de la protection du tenant d’une opinion divergente, qui ne souffrirait pas le désaccord. C’est donc bien la fin de l’exercice du débat qui est visée, pour ménager les susceptibilités, quel que soit le bien fondé de l’opinion dérangeante. Donc la «réserve» est bien un appel à l’autocensure. C’est moins bon signe.

Le cadre juridique de l’abus est pourtant fort bien perçu par la plupart des intervenants au débat dans cette affaire. Il est généralement exprimé en ces termes: toute expression d’opinion doit rester absolument libre tant qu’elle ne nuit pas à une personne déterminée ou n’incite pas à la commission d’une infraction.

Dans ce rappel des grands principes, il y a en réalité deux volets: celui de l’abus et celui du détournement. Il serait fâcheux de les confondre.

Il ne saurait y avoir abus de liberté qu’en rapport avec la liberté d’autrui, donc avec un droit individuel ou clairement individualisable, comme la diffamation ou la calomnie, lesquelles se rapportent globalement au mensonge. L’abus de langage, l’excès de parole, réside dans la tromperie, pas la galéjade ni la critique, encore moins l’analyse et l’enquête.

Justement, si le blâme, exprimé publiquement n’expose que la vérité, la diffamation ne saurait exister, même s’il peut être blessant de se voir asséner une vérité que l’on ne souhaite pas assumer.

L’appel à la modération n’a donc pas de sens du point de vue de l’abus, puisque la vérité ne souffre pas l’excès.

Lorsque la liberté d’expression trouve sa limite légale dans l’interdit d’inciter au délit ou au crime, on passe au deuxième volet. On pourra parler ici de détournement de liberté.

L’incitation peut en effet se réaliser sans destinataire précis et individualisable. Vraie ou fausse dans sa démonstration, qu’importe, puisque c’est la finalité du discours qui compte: faire agir. La limite est dans un faire agir qui serait illégal. On vise le pousse-au-crime.

La prohibition est alors autrement plus subtile et délicate à mettre en œuvre puisqu’elle touche au contenu démonstratif, et non à un fait de vérité. 

Le principe d’incitation est consommé lorsque la finalité du discours est le désordre lui-même.

Pas n’importe quel désordre bien sûr, seules les incitations à commettre des infractions prévues au code pénal. Et pas n’importe quel code pénal non plus: seul celui d’un ordre démocratique.

Là se situe le fondement de l’interdiction d’incitation: la préservation de l’ordre démocratique. Là se situe la raison de l’interdiction d’inciter par exemple à la haine et à la discrimination: l’égalité des citoyens souverains de la collectivité démocratique. L’interdiction de faire des différences qui nieraient cet ordre.

Mais sa réciproque n’est pas moins présente: dans l’interdiction de renier à cet ordre le droit de se préserver. C’est bien ici et seulement ici, que ce situe l’interdit de détournement de la liberté d’expression. On ne peut librement la retourner contre elle-même.

Qu’en serait-il dès lors d’un prêche religieux, confortablement installé sur la liberté d’expression mais qui émettrait, de fait, des appels interdits ou des incitations prohibées? C’est-à-dire qui viserait la fin, graduelle ou subite mais néanmoins irrévocable, de l’ordre démocratique?

Comment traiter par exemple le cas d’un Hani Ramadan dont on connait les références inadéquates au droit français mais que ce même droit protège au nom du libre exercice de l’enseignement religieux?

Si un prêcheur prend à son compte personnel une quelconque incitation à un délit de droit commun (entrave à la liberté d’expression, rébellions, terrorisme, insurrections, assassinats, haine raciale ou religieuse, etc.), il est admis qu’il pourra faire l’objet de poursuites. L’Etat fera abstraction du contexte religieux, puisque l’individu aura endossé, à titre personnel, l’incitation ou la commission du fait crapuleux.

Mais comment un Etat laïc comme la France, qui s’interdit donc toute immixtion dans l’exégèse religieuse, peut-il contrôler le caractère impératif, théologiquement, d’un prêche? Autrement dit sa force obligatoire, pourtant laissée à la conscience individuelle du pratiquant? Que dire du locuteur passif d’un texte enjoignant à la commission d’un crime ou d’un délit, qui ne se l’approprie pas mais le délivre tel quel, impersonnellement, simplement ? Est-ce de l’incitation?

L’Etat peut-il déterminer qu’un prêche pourrait, en soi, contrevenir à l’ordre démocratique, en tant qu’il se réfèrerait à une injonction obligatoire, bien que seulement susceptible d’être reçue comme telle, dans l’ordre religieux?

Si une loi religieuse recommande, voire ordonne le délit ou enjoint au crime dans son propre univers juridictionnel, l’Etat laïc est-il en droit de le constater dans le sien propre et d’en tirer les conséquences ? Certains magistrats pensent que non. On l’a vu avec un imam de Vénissieux relaxé dans le cadre d’un prêche apologétique de la Shari’a, en 2005.

Mais y aurait-il à ce point confusion des textes, qu’il serait impossible d’établir une hiérarchie? Serait-il vrai que le plus haut rang de la hiérarchie des normes serait acquis par avance et dans l’absolu, à la parole religieuse?

La réponse est non. Elle n’a pas été donnée par n’importe qui, puisqu’elle émane de la Cour Européenne des Droits de l’Homme elle-même, dans un arrêt aussi historique que méconnu, rendu le 31 juillet 2001, à la veille des attentats du 11 septembre.

Le principe en est tout simple et d’une logique implacable: le droit de protection prévaut sur le droit protégé. Autrement dit, la conservation de l’ordre démocratique, qui protège la liberté d’expression, prévaut sur une liberté d’inciter à le faire disparaître.

L’affaire jugée concernait l’interdiction du parti islamiste Refah, en Turquie, souhaitant voir rétablir la Shari’a.

L’idée reçue était que les juges laïcs n’avaient pas à se mêler de contenu religieux. Eh bien si! La Cour de Strasbourg a rappelé qu’il n’existait pas de sanctuaire religieux, préservé de tout contrôle.

On a vu que certains s’y sont pourtant laissés prendre, postérieurement à cet arrêt. Dans l’exemple précité de Vénissieux, le président du tribunal correctionnel de Lyon déclara, pour justifier la relaxe de cet imam qui prônait la Shari’a: «On comprend parfaitement que cela puisse choquer, mais le tribunal n’a pas à pénétrer dans le for intérieur de la religion».

Les juges suprêmes de la Cour de Strasbourg ont bien au contraire exercé leur contrôle et ce, jusqu’au cœur intime de la Shari’a, au nom de la protection de l’Ordre démocratique dont ils ont la charge. Ils ont pénétré «le for intérieur de la religion» contrairement au juge français.

Tout est là. Les droits de l’homme sont inséparables du modèle démocratique. Ces Droits fondamentaux n’existent pas de manière autonome, dans une sorte d’éther éthique ou d’apesanteur morale mais dans la force de gravité démocratique qui prévaut et que la Convention Européenne des Droits de l’Homme a pour fonction de préserver.

En conséquence, les juges des Droits de l’Homme sont aussi les gardiens de ce modèle unique qu’est la démocratie: au-dessus des Droits de l’Homme.

Dans cet arrêt du 31 juillet 2001, la Cour rappelle que le modèle démocratique est le seul qui soit compatible avec la Convention. Tout système antagoniste, induisant son irrespect confinant à sa destruction, ne saurait donc se prévaloir de sa protection contre les sanctions infligées pour ces motifs.

La Cour en déduit non seulement le droit mais le devoir de procéder à l’analyse intrinsèque du système antagoniste, en l’espèce un projet politique turc, fondé sur la Shari’a.

La Cour constate d’emblée l’évidente contradiction qu’il y aurait à se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme d’un côté et de soutenir un projet fondé sur la Shari’a, de l’autre.

Son analyse l’amène à découvrir que le modèle de société inhérent à la Shari’a passe par la suppression du «rôle de l’État en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l’exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique, [puisqu’elle] obligerait les individus à obéir, non pas à des règles établies par l’État dans l’accomplissement de ses fonctions précitées, mais à des règles statiques de droit, imposées par la religion concernée».

En d’autres termes, elle nous dit que promouvoir la Shari’a, s’est promouvoir la fin de l’ordre démocratique…

Le caractère anti-démocratique de la Shari’a découlerait-il, comme on l’entend si souvent, d’une vision déformée de l’islam? D’une dérive extrémiste? La réponse de la Cour de Strasbourg est cinglante: non! Selon elle, la «Shari’a, reflète fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion [islamique et] présente un caractère stable et invariable».

Bref, la Cour ne voit aucun détournement du dogme islamique dans la Shari’a mais tout au contraire, rien moins que son expression fidèle….

Techniquement, la Cour de Strasbourg décrit la Shari’a comme «l’antithèse de la démocratie, dans la mesure où elle se fonde sur des valeurs dogmatiques et est le contraire de la suprématie de la raison, des conceptions de la liberté, de l’indépendance, ou de l’idéal de l’humanité développé à la lumière de la science».

Alors… Aurait-elle «abusé» de sa liberté, notre Cour? Devrait-elle songer à modérer ses jugements elle aussi? De peur de quelque réactions déchaînées. On voit bien dans ce clin d’œil toute la dérive que l’incitation à l’autocensure représente…

En conclusion de son analyse, la Cour consacre et valide l’interdiction pure et simple du projet islamique en cause, celui du parti turc Refah.

Interdiction qu’elle considère comme répondant à un «besoin social impérieux». Et pour ceux qui auraient encore un doute, elle enfonce le clou en affirmant qu’un État «peut raisonnablement empêcher la réalisation d’un tel projet politique, incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays».

C’est-à-dire qu’elle autorise des mesures préventives, des mesures de précaution. Peut-être même, consacre-t-elle le principe de précaution en matière religieuse…

Quelles conclusions pratiques tirer de ce qui précède ?

En premier lieu, qu’il n’existe aucune immunité religieuse en démocratie. C’est-à-dire, qu’un Etat démocratique comme la France a parfaitement le droit de procéder à l’analyse de l’ordre religieux pour y constater, le cas échéant, la source d’infractions.

En second lieu, il peut imposer des normes de précaution adaptées.

On rappellera pour mémoire la définition du principe de précaution issue de la déclaration de Wingspread de 1998, dans les termes suivants: «Quand une activité présente une menace pour la santé de l’homme ou de l’environnement, des mesures de précaution doivent être prises, et ce, même si certaines relations de cause à effet ne sont pas clairement établies scientifiquement.» Le principe de précaution est inscrit au rang constitutionnel français, au titre de l’article 5 de la charte sur l’environnement de 2004.

Si un tel principe est applicable pour la sécurité sanitaire ou écologique, a fortiori peut-il être pensé dans la préservation de l’ordre démocratique tout court.

Or, si on sait bien qu’un certain nombre, minoritaire, de pratiquants religieux est prêt à commettre des crimes ou délit au nom de leur foi, qu’en est-il des autres, le plus souvent rangés dans la catégorie commode mais encore floue des «modérés»?

D’un côté, ils se désolidarisent majoritairement de ces normes mais à titre privé et personnel, le plus souvent en silence. Et d’un autre, rien ne leur permet de s’afficher collectivement pour affirmer cette désolidarisation majoritaire. Soit parce que leur norme interne religieuse ne leur permet pas (absence de clergé ou de représentation adéquate), soit parce que l’Etat, déclinant de procéder à l’analyse interne du système, n’en possède qu’une vision globale et ne peut, dès lors, que les confondre avec la minorité sonore, renforçant cette dernière du même coup. C’est sans doute la raison pour laquelle on voit plus souvent les représentants des pouvoirs publics flanqués d’extrémistes, fussent-il gradualistes, que de modérés.

Or, si vraiment, comme c’est certain, seule une infime minorité de prêcheurs et de pratiquants, toutes religions confondues, endosse le devoir religieux de commettre des crimes ou délits, alors, il appartient à la démocratie de pallier à la carence du système religieux en termes d’évolution et d’offrir à l’immense majorité l’occasion officielle, autant que la protection légale, de se démarquer.

En quoi le principe de précaution le permet-il? C’est très simple, il suffit de comprendre les injonctions religieuses à commettre des crimes et délits dans la catégorie des risques d’atteintes à l’ordre démocratique.  

Cela implique que l’Etat démocratique y procède, ce que la règle de préservation des Droits de l’Homme lui commande de faire. Il lui suffit de légiférer en imposant d’accompagner les incitations à risque, d’un avertissement adéquat.

On notera ici que l’article 35 de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, prévoit déjà une incrimination contre toute «provocation à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique» dans le cadre d’un culte, par le biais de prêches ou de la simple distribution d’écrits. Il prohibe également tout acte qui «tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres». Cette loi fonde ainsi un contrôle intrinsèque du contenu du discours religieux oral et écrit.

Dès lors que le message religieux sera accompagné d’une information adéquate alertant le pratiquant sur le risque d’illégalité d’une injonction religieuse et s’en démarquant du même coup, exactement comme les risques d’effets secondaires sont décrits sur les boîtes de médicaments, alors la pratique religieuse pourra se prévaloir d’une conformité à la norme démocratique, puisqu’elle aura neutralisé la force obligatoire de l’injonction illicite, en la plaçant sous l’autorité hiérarchiquement supérieure, de la norme démocratique. On pourra même se référer à une doctrine modérée, de ce fait.

En revanche, celui qui aura maintenu et promu la norme religieuse antagoniste, sans mise en garde, aura contribué au risque et devra encourir une responsabilité personnelle pour risque, tant que ce risque perdurera. C’est-à-dire tant que des effets secondaires resteront visibles et potentiellement influencés par sa contribution.

Nous aurons bien d’un côté des pratiques religieuses conformes à l’ordre démocratique et protégées comme telles et de l’autre des pratiques religieuses non conformes et dès lors exclues de la protection, au sens de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 31 juillet 2001.

Ce qu’il faudrait cantonner, ce n’est donc pas la liberté d’expression mais le risque de suicide démocratique.

Arnaud Dotézac, professeur de droit

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