Philipp K. Dick: LES PREHUMAINS

Une nouvelle démentielle du maître absolu de la Science-Fiction, Philipp K. Dick. Pas franchement un mec de droite, mais le fait qu’une de ses nombreuses femmes se soit faite avorter  malgré son opposition l’a bouleversé… Ses derniers romans remerciaient Dieu.

La nouvelle les Préhumains date de 1974, un an après la légalisation de l’avortement aux Etats-Unis…

A lire avant de mourir !

Au-delà du massif de cyprès, Walter — qui était en train de jouer au roi de la montagne — aperçut le camion blanc et le reconnut. « C’est le camion abortif, pensa-t-il. Il vient chercher un enfant et l’emmener à la clinique d’avortement pour une intervention postnatale.

« Ce sont peut-être mes parents qui l’ont appelé, se dit-il encore. Pour moi. »

Il courut se cacher parmi les ronciers, en sentant la piqûre des épines mais en songeant : « II vaut mieux ça que d’avoir les poumons vidés d’air. C’est de cette façon qu’ils s’y prennent : ils opèrent sur tous les enfants à la fois. Ils ont une grande salle pour ça. Destinée aux enfants dont personne ne veut. »

Caché au milieu des ronces, il écouta si le camion s’arrêtait mais continua d’entendre son moteur.

« Je suis invisible », se dit-il à haute voix, une réplique qu’il avait apprise lors de la représentation scolaire du Songe d’une nuit d’été et que prononçait Obéron, dont il avait joué le rôle. Et personne ensuite ne pouvait plus le voir. Peut-être était-ce pareil en ce moment. Peut-être la phrase magique agissait-elle dans la vie réelle ; il se la répéta donc : « Je suis invisible. » Mais il savait que c’était faux. Il voyait toujours ses bras, ses jambes et ses chaussures, et il savait que tout le monde — le conducteur du camion notamment, et aussi sa mère et son père — pouvait également le voir. A condition de regarder dans sa direction.

Si du moins c’était lui qu’on recherchait.

Il aurait voulu être roi ; il aurait voulu être recouvert d’une poussière magique, coiffé d’une couronne brillante, et régner sur le pays des fées en ayant Puck pour confident. Ou même comme conseiller auprès de qui chercher assistance, même étant roi, lorsqu’il se querellait avec son épouse Titania.

« Je suppose, songea-t-il, qu’il ne suffit pas de dire une chose pour qu’elle se réalise. »

Le soleil lui chauffait la peau et lui faisait plisser les yeux, mais il gardait toute son attention fixée sur le moteur du camion ; le bruit de celui-ci résonnait toujours, et Walter reprit espoir en l’entendant s’éloigner. C’était un autre enfant qui allait être conduit à la clinique d’avortement, et pas lui : un enfant qui habitait plus loin sur la route.

Il émergea avec difficulté des buissons de ronces, tremblant et tout écorché, et reprit pas à pas le chemin de sa maison. Tout en avançant d’une démarche lente il se mit à pleurer, en partie à cause de la douleur de griffures, mais aussi sous l’effet de la peur et du soulagement.

Mon Dieu, s’exclama sa mère en le voyant, qu’est-ce qui t’est arrivé?

J’ai… vu… le camion, balbutia-t-il.

Et tu as cru que c’était pour toi?

II hocha la tête sans un mot.

Écoute-moi, Walter. (Cynthia Best s’agenouilla devant lui en saisissant ses mains tremblantes.) Je te promets, ton père et moi nous te promettons, que tu ne seras jamais envoyé au Centre de commodité. D’ailleurs tu es trop âgé. Ils ne prennent que les enfants de moins de douze ans.

Mais Jeff Vogel…

Ses parents l’y ont mis juste avant que la nouvelle loi entre en vigueur. Maintenant, ils n’auraient pas le droit légalement de le faire. Et c’est pareil pour toi. Voyons… tu as une âme ; la loi dit que les enfants âgés de plus de douze ans ont une âme. Donc il n’est pas question de les expédier au Centre de commodité. Tu vois? Tu n’as rien à craindre. Chaque fois que tu vois le camion abortif, c’est pour un autre enfant qu’il vient, pas pour toi. Jamais pour toi. Est-ce que c’est clair? Il vient pour un enfant plus jeune que toi qui n’a pas encore d’âme et qui n’est qu’un préhumain.

Les yeux baissés, fuyant le regard de sa mère, il répondit :

Je n’ai pas l’impression que je viens d’avoir une âme ; c’est comme si je l’avais toujours eue.

C’est la loi qui décide, fit sa mère catégoriquement. C’est strictement en rapport avec l’âge. Et cet âge, tu l’as atteint. C’est l’Église des Veilleurs qui a fait voter la loi par le Congrès. En fait, les gens de l’Église voulaient qu’on fixe un âge beaucoup plus bas ; ils affirmaient que l’âme s’introduisait dans le corps à l’âge de trois ans, mais un amendement a été introduit dans le projet de loi. L’important, en tout cas, c’est que tu ne risques plus rien sur le plan légal, malgré ce que tu peux ressentir au fond de toi. Tu comprends ?

Oui, opina-t-il.

Tout ça, tu le savais bien.

Il donna libre cours à sa colère et à son chagrin.

Tu crois que ça fait quoi, d’attendre tous les jours qu’on vienne vous mettre en cage dans un camion et…?

Ta peur n’a pas de fondement, coupa sa mère.

Je les ai vus quand ils ont emmené Jeff Vogel. Il pleurait, et ils l’ont fait monter de force dans le camion en l’y enfermant.

C’était il y a deux ans. Quelle faiblesse de caractère tu as! (Sa mère le fustigea du regard.) Ton grand-père te fouetterait s’il te surprenait à parler ainsi. Pas ton père; lui, il se contenterait de sourire et de prononcer une stupidité. Deux années ont passé, et au fond de toi tu sais très bien que tu as dépassé l’âge maximal légal ! Comment peux-tu… ? (Elle fit un effort pour trouver le mot juste.) C’est de la dépravation.

Et il n’est jamais revenu, acheva Walter.

Peut-être que des gens qui voulaient un enfant seront allés au Centre de commodité et l’auront adopté. Il a peut-être aujourd’hui des parents meilleurs qui tiennent à lui. On les garde trente jours avant de les détruire… (Elle se reprit.) De les endormir, je veux dire.

Peu rassuré par l’euphémisme, il s’écarta de sa mère. Elle lui avait ôté l’envie de trouver près d’elle du réconfort. Il n’aimait pas ce visage qu’elle lui offrait, la base sur laquelle elle édifiait ses croyances. Pareille en cela à tous les autres adultes. « Je sais, pensa-t-il, que je ne suis pas différent du petit garçon que j’étais il y a deux ans ; si j’ai une âme en ce moment comme le dit la loi, c’est que j’en avais une à l’époque, ou sinon nous n’avons pas d’âme du tout… et rien de vrai n’existe sauf cet horrible camion à la peinture métallisée avec des fenêtres grillagées, qui emporte les enfants dont les parents ne veulent plus. » Les parents appliquaient en cela une extension de la vieille loi sur l’avortement qui permettait de supprimer un enfant avant sa venue au monde : comme il n’avait pas d’« âme », pas d’« identité », on pouvait en moins de deux minutes l’évacuer par aspiration. Un médecin pouvait faire une centaine de ces interventions par jour, et c’était légal puisque l’enfant encore à naître n’était pas un « être humain ». Il n’était qu’un préhumain. Et c’était la même chose désormais avec ce camion ; on avait simplement reculé la date à laquelle l’âme venait s’intégrer au corps.

Le Congrès avait mis au point un test très simple pour déterminer l’âge approximatif où l’âme pénétrait dans le corps : c’était celui où l’on devenait capable de pratiquer les mathématiques supérieures telles que l’algèbre. Avant cet âge, l’enfant n’était qu’un organisme avec des instincts animaux, des réflexes animaux et des réactions aux stimuli, comme le chien de Pavlov, mais il n’était pas humain.

« Je crois que je suis humain, se dit Walter en considérant le visage gris et sévère de sa mère, avec ses yeux durs et sa mine rébarbative. Je crois que je suis pareil à toi, pensa-t-il. C’est vrai que c’est bien d’être humain ; comme ça, on n’a pas peur du camion quand il arrive. »

Tu te sens mieux, observa sa mère. J’ai abaissé ton seuil d’anxiété.

Je ne suis pas si peureux que ça, répliqua Walter.

C’était fini maintenant ; le camion était passé et ne l’avait pas pris.

Mais il reviendrait au bout de quelques jours. Il n’arrêtait pas de patrouiller.

En tout cas cela lui laissait un répit. Mais ensuite, à nouveau, le simple fait de le voir… « Si au moins je ne savais pas comment ils s’y prennent pour expulser l’air des poumons des enfants », pensa-t-il. Les détruire de cette façon. Pourquoi? C’était plus économique, avait déclaré son père. Cela économisait l’argent des contribuables.

Il songea aux contribuables et se demanda de quoi ils avaient l’air. Sans doute de gens qui regardaient tous les enfants d’un oeil mauvais. Qui ne répondaient rien si un enfant leur posait une question. Une figure maigre et ridée, aux yeux mobiles. Ou bien une figure grasse ; l’une ou l’autre. C’était de la maigre qu’il avait peur; elle ne jouissait pas de la vie et refusait à la vie le droit d’exister. Le message qu’elle véhiculait était le suivant : « Meurs, va-t’en, tombe malade, cesse d’exister. » Et le camion abortif était la manifestation tangible de ce message, l’instrument de sa réalisation.

Maman, demanda-t-il, comment fait-on pour fermer un Centre de commodité… enfin, une de ces cliniques d’avortement où on envoie les bébés et les petits enfants?

Il faut déposer une pétition devant la législature de l’État, répondit sa mère.

Tu sais ce que je ferai un jour? poursuivit-il. J’attendrai un moment où il n’y aura pas d’enfants dedans, rien que les gens de la clinique, et j’y ferai sauter une bombe.

Veux-tu ne pas parler ainsi! s’écria sa mère, et il vit sur son visage se creuser les rides du contribuable maigre.

Cela lui fit peur; sa propre mère lui faisait peur. Ses yeux froids et opaques ne reflétaient rien, il n’y avait pas d’âme à l’intérieur, et il pensa : « C’est toi qui n’as pas d’âme, toi avec tes messages de non-existence. Pas nous. »

Puis il retourna en courant jouer dehors.

D’autres enfants avaient vu le camion; eux et lui étaient réunis, et ils parlaient tout en donnant des coups de pied dans les cailloux et la poussière ou en écrasant occasionnellement un insecte rampant.

Pour qui est venu le camion? questionna Walter.

Pour Fleischacker. Earl Fleischacker. – Ils l’ont eu?

Évidemment, tu l’as pas entendu crier?

Et ses parents, ils étaient à la maison?

Non, même pas. Ils étaient partis un peu avant en racontant qu’ils allaient au garage pour faire vidanger la voiture.

C’est eux qui ont appelé le camion? demanda Walter.

Bien sûr, c’est la loi ; il faut que ce soit les parents. Mais ils étaient trop dégonflés pour rester là quand ça s’est passé. Dis donc, il a drôlement crié; t’étais trop loin pour entendre, mais il en a mis un coup.

Walter déclara :

Tu sais ce qu’on devrait faire ? Jeter une bombe sur le camion et descendre le chauffeur.

Tous les autres enfants le dévisagèrent avec dédain.

Pour un truc comme ça, ils te collent en asile psychiatrique pour ta vie entière.

Pas toujours, rectifia Pète Bride. Quelquefois, ils te reconstruisent la personnalité pour faire de toi un être socialement adapté, comme ils disent.

Alors qu’est-ce qu’on pourrait faire? interrogea Walter.

Toi, tu as douze ans; tu t’en fous, tu ne risques rien.

Et si ça les prenait de changer la loi? De toute façon, le fait d’être officiellement à l’abri ne calmait en rien son anxiété ; cela n’empêchait pas le camion de venir chercher les autres et de continuer à lui faire peur. Il pensa aux enfants plus jeunes que lui qui se trouvaient présentement au Centre et qui, jour après jour, heure après heure, guettaient et attendaient, en comptant le temps qui passait, avec l’espoir de voir arriver quelqu’un qui les adopterait.

Tu n’as jamais été là-bas? demanda-t-il à Pete Bride. Tous ces gosses, quelquefois même des bébés d’à peine un an. Et ceux-là, ils ne savent même pas ce qui leur pend au nez.

Les bébés se font adopter, remarqua Zack Yablonski. Ce sont les plus âgés qui n’ont aucune chance. Ils parlent aux gens qui viennent et ils essaient de faire bonne impression, pour qu’on ait envie de les garder. Mais les gens savent bien que, s’ils sont là-bas, c’est justement parce qu’on n’a pas eu envie de les garder.

Et si on dégonflait les pneus? suggéra Walter dont l’imagination continuait de travailler.

Les pneus du camion ? Hé ! pas mal ! Et si on mettait une boule de naphtaline dans le réservoir d’essence, une semaine plus tard le moteur tomberait en panne. Qu’est-ce que t’en penses?

Ils s’en prendraient à nous, dit Ben Blaire.

Ils s’en prennent déjà à nous maintenant, lança Walter.

Je crois qu’on devrait lancer une bombe sur le camion, dit Harry Gottlieb. Mais s’il y avait des enfants à l’intérieur, ils mourraient brûlés. Le camion en ramasse… je ne sais pas, peut-être quatre ou cinq par jour.

Est-ce que tu sais qu’ils emmènent même aussi les chiens? reprit Walter. Et les chats. Le camion pour les animaux ne passe qu’une fois par mois. Ils appellent ça le camion de la fourrière. Mais sans ça c’est le même truc : ils enferment les bêtes dans une grande chambre et ils les asphyxient. Faire ça même à des animaux, tu te rends compte! A ces petits animaux!

J’y croirai quand je l’aurai vu, répliqua Harry Gottlieb avec une expression d’incrédulité et de dérision. Un camion qui emmène les chiens !

Il savait pourtant que c’était la vérité. Walter avait vu à deux reprises le camion de la fourrière. « Les chats, les chiens, et surtout nous, songea-t-il lugubrement. S’ils ont commencé avec nous, c’est normal qu’ils finissent par embarquer les animaux familiers ; ils ne sont pas tellement différents de nous. Mais quel genre de personne ferait une chose pareille, même si c’est la loi? Il y a des lois qui sont faites pour être respectées, d’autres pour qu’on leur désobéisse » : il se souvenait d’avoir lu cette phrase dans un livre. La première chose à faire, c’est de lancer une bombe sur le camion, pensa-t-il. C’est lui qui est le pire.

« Pourquoi, se demanda-t-il, plus une créature était sans défense, plus il était facile de s’en débarrasser? Comme un bébé dans le ventre de sa mère… les avortements des premiers temps, les interventions prénatales, comme on les appelait à l’époque. Comment auraient-ils pu se défendre ? Qui aurait plaidé leur cause ? Toutes ces vies, une centaine par jour chez chaque docteur… toutes interrompues brutalement. Les salauds, se dit-il. C’est pour ça qu’ils le font; ils savent qu’ils en ont le pouvoir. Et c’est ainsi qu’un petit être qui voulait voir le jour est aspiré vers la mort en moins de deux minutes. Et aussitôt après le docteur passe à la bonne femme suivante. »

« II faudrait un machin comme la Mafia, songea-t-il. Pour leur rendre la pareille. Il y aurait des gens qui iraient voir les docteurs et qui les aspireraient à travers un tube, et ils se retrouveraient tout rapetisses à l’intérieur, aux dimensions d’un bébé à naître. » II imagina le fœtus-docteur avec son stéthoscope de la taille d’une épingle, et cette image le fit rire.

Les enfants, dit-on, ne savent rien. Mais en réalité les enfants savent tout, ils en savent trop. Le camion abortif, tout en roulant, diffusait par l’intermédiaire d’un haut-parleur une comptine :

Jack et Jill

Montèrent sur la colline

Pour remplir un seau d’eau.

La bande magnétique enroulée sur elle-même diffusait en permanence cette chanson tant

que le camion n’était pas à portée de l’une de ses proies. Puis, le moment venu, le conducteur coupait le son et se dirigeait à faible vitesse vers la maison désignée. Et plus tard, quand l’enfant non désiré était embarqué, il remettait la chanson pour faire route, soit vers le Centre de commodité, soit vers une autre capture.

Tout en conduisant, Oscar Ferris, chauffeur du camion n° 3, fredonnait les paroles de la comptine en accompagnement du haut-parleur :

Jack fit une chute

Et sa couronne se brisa

Et Jill culbuta sur lui.

Sa couronne, sa couronne? Ça ne veut rien dire, se disait Ferris. Probablement une allusion obscène, rien d’autre. Il eut un sourire salace. Jack avait dû faire joujou avec, ou bien Jill, ou les deux ensemble. « Un seau d’eau, mes fesses, pensa-t-il. Je sais bien ce qu’ils sont allés faire sur la colline. Seulement voilà, Jack est tombé, et son outil s’est cassé. » « Pas de veine pour toi, ma petite Jill », prononça-t-il à haute voix, tout en épousant de façon experte les virages de la Route Californienne n° 1.

« Les enfants sont comme ça, médita Ferris. Ils sont dégoûtants et ils jouent à des jeux dégoûtants, tout comme eux. »

Il roulait en rase campagne en apercevant un peu partout des enfants éparpillés. Il gardait l’oeil sur eux, et soudain… il ne se trompait pas : à sa droite, un mioche d’environ huit ans déguerpissait en essayant de se soustraire aux regards. Aussitôt Ferris appuya sur le bouton qui actionnait la sirène du camion. Le gamin se figea sur place, paralysé par la peur, attendant que le camion qui continuait d’émettre sa chanson s’arrête à sa hauteur. — Fais-moi voir ta carte D, ordonna Ferris sans quitter son siège, en se contentant d’allonger le bras par la portière et de montrer la manche de son uniforme, où figurait l’insigne qui symbolisait son autorité.

Le gamin était maigre, comme beaucoup d’enfants errants, mais il portait des lunettes, ce qui semblait indiquer son appartenance à une famille. Les cheveux filasse, vêtu de jeans et d’un T-shirt, il considéra Ferris avec frayeur, sans un mouvement.

Tu as une carte D ou pas? s’impatienta Ferris.

Qu… qu… qu’est-ce que c’est qu’une carte D?

De sa voix la plus officielle, Ferris expliqua à l’enfant quels étaient ses droits aux termes de la loi.

Tes parents ou ton tuteur légal doivent remplir le formulaire 36-W afin de te déclarer désirable. Si tu ne possèdes pas cette carte, tu n’as pas d’autre statut que celui d’enfant errant, même si tu as des parents qui veulent de toi ; et dans ce cas ils sont passibles d’une amende de cinq cents dollars.

Oh… fit le gamin. Je l’avais, la carte, mais je l’ai perdue.

Alors il doit y en avoir une trace dans les archives. Tous ces documents sont microfilmés. Je vais t’emmener au…

Au Centre?

Les jambes décharnées de l’enfant tressaillaient de peur.

Ils auront trente jours pour venir te réclamer en remplissant le formulaire 36-W. Si à l’expiration de ce délai ils ne se sont pas présentés…

Papa et Maman ne voudront pas qu’on m’emmène. En ce moment je vis avec papa.

Il ne t’a pas donné de carte D pour te permettre de te faire identifier.

Contre la paroi de la cabine du camion était accroché transversalement un fusil. Il y avait toujours un risque possible quand on ramassait un errant. Ferris contempla l’arme pensivement. Il s’en était servi cinq fois seulement depuis le début de sa carrière au service de la loi. C’était un fusil à éjection, capable de réduire un homme à l’état de molécules.

Je suis obligé de t’emmener, fit-il en ouvrant la portière et en enlevant les clés du tableau de bord. Il y a déjà deux autres gosses dans le camion; vous vous tiendrez compagnie.

Non, dit l’enfant, je ne veux pas y aller. Les yeux plissés, il soutenait le regard de

Ferris, aussi têtu et rigide qu’une pierre.

Je vois, tu as sans doute entendu des racontars à propos du Centre de commodité. Mais ce sont seulement les malformés, les débiles mentaux, qu’on supprime ; tous les autres enfants, ceux qui ont l’air normal et qui sont gentils, sont adoptés. On te coupera les cheveux et on te fera ta toilette pour que tu aies meilleure apparence. On veut que tu trouves un foyer, c’est ça notre idée, rien d’autre. Il n’y a que les anormaux physiques ou mentaux dont personne ne veut. En une minute tu te feras recueillir par quelqu’un de bien, tu verras. Et après tu ne courras plus la campagne sans personne pour s’occuper de toi. Tu auras de nouveaux parents, et ils paieront cher pour t’avoir, alors tu penses bien qu’ils prendront soin de toi; ils te feront même enregistrer. Tu comprends? Là où on t’emmène, c’est simplement un logis provisoire où on te rendra présentable pour tes nouveaux parents…

Mais si en un mois personne ne m’adopte ?

Ne t’en fais donc pas. D’ailleurs tes parents par le sang seront alertés et ils viendront probablement te chercher en remplissant les papiers voulus, peut-être même dès aujourd’hui. D’ici là, tu vas faire une jolie promenade et tu rencontreras des tas d’autres gamins. Tu n’auras pas souvent des occasions de…

Non, dit l’enfant.

Ferris exhiba sa plaque de métal en la brandissant sous le nez de l’enfant.

Je suis mandaté par la loi, déclara-t-il en changeant de ton. Maintenant je t’ordonne de monter à l’arrière de ce camion.

Un homme de grande taille s’approcha d’un pas nonchalant ; lui aussi portait des jeans et un T-shirt, mais pas de lunettes.

C’est vous le père de ce gosse ? questionna Ferris.

L’homme dit d’une voix rauque :

Vous l’emmenez à la fourrière?

Nous considérons cet endroit comme un refuge pour enfants, corrigea Ferris. L’usage du terme fourrière est asocial et constitue une déformation délibérée de la réalité.

Avec un geste en direction du camion, l’homme reprit :

Vous avez bien des enfants en cage là-dedans, non?

J’aimerais bien voir vos papiers, dit Ferris. Et aussi savoir si vous n’avez jamais été l’objet d’une arrestation.

D’une arrestation à la suite de laquelle on m’a reconnu coupable ou innocent?

Ne jouez pas sur les mots, mon vieux, et répondez. J’attends toujours vos papiers.

Je m’appelle Ed Gantro. J’ai un casier judiciaire. A dix-huit ans, j’ai volé quatre caisses de Coca-Cola dans un camion de livraison en stationnement.

Et on vous a pris en flagrant délit?

Non, on m’a arrêté quand j’ai rapporté les bouteilles vides pour encaisser le montant des consignes. Après ça j’ai écopé de six mois de prison.

Avez-vous une carte D pour votre fils?

Elle coûte quatre-vingt-dix dollars. On n’a pas pu se la payer.

Maintenant elle vous en coûtera cinq cents. Il aurait mieux valu pour vous la faire établir au départ. Je vous conseille de consulter un avocat.

Ferris s’approcha de l’enfant et lui dit :

Maintenant, tu vas monter derrière. Et il poursuivit à l’intention de l’homme :

Conseillez-lui d’obéir.

Après une hésitation, l’homme laissa tomber :

Tim, monte dans cette saleté de camion. On va prendre un avocat, on va t’obtenir cette carte. Inutile de faire des histoires : pour eux, tu es un errant.

Un errant? répéta l’enfant en fixant son père du regard.

C’est bon, dit Ferris. Comme vous le savez, vous disposez d’un délai de trente jours pour faire lever la…

Vous emmenez aussi les chats ? demanda l’enfant. Est-ce qu’il y a des chats là-bas? J’aime bien les chats, ils sont mignons.

Je ne m’occupe que des gosses comme toi, répondit Ferris. (Il déverrouilla le panneau arrière du camion.) Et tâche de ne pas t’oublier pendant le trajet; après, l’odeur et les taches mettent longtemps à s’en aller.

L’enfant ne paraissait pas comprendre le sens de cette remarque ; ses yeux allaient de son père à Ferris avec perplexité.

Tu ne dois pas aller aux cabinets pendant que tu es dans le camion, expliqua son père. Ils veulent que ça reste propre, sinon ça leur coûte plus cher comme entretien.

Il parlait d’une voix sombre et farouche.

Les chiens et les chats errants, reprit Ferris, on leur tire dessus ou on les empoisonne.

Oui, j’ai entendu parler de ça, fit le père. Une pâtée que l’animal mange pendant une semaine, et après il meurt, détruit de l’intérieur.

Sans douleur, souligna Ferris.

Est-ce que ce n’est pas plus humain que de leur vider les poumons d’air, que de les asphyxier en masse? interrogea Ed Gantro.

Ma foi, en ce qui concerne les animaux, les autorités…

Je parle des enfants tels que Tim.

Son père se tenait près de lui, et tous deux regardèrent à l’intérieur du camion. On apercevait vaguement deux formes tassées au fond.

Fleischacker ! s’exclama le jeune Tim. Tu n’avais donc pas de carte D?

En raison des économies d’énergie et de carburant, disait Ferris, le niveau de la population doit être abaissé radicalement. Sinon, dans dix ans, il n’y aura plus à manger pour personne. Cette action n’est que l’une des phases de…

J’avais une carte D, répondit Earl Fleischacker, mais mes parents me l’ont confisquée. Ils ne voulaient plus de moi, alors ils me l’ont enlevée et ils ont fait venir le camion.

Sa voix hoquetait ; il était manifestement en train de pleurer.

Et puis d’abord quelle différence entre un fœtus de cinq mois et ce qu’il y a ici ? disait Ferris. Dans les deux cas, il s’agit d’un enfant non désiré. On a simplement élargi la loi.

En le scrutant, le père de Tim demanda :

Et vous êtes d’accord avec cette loi?

Eh bien, c’est Washington qui décide, et en ces temps de crise ils savent ce qu’il faut faire pour répondre à nos besoins, répliqua Ferris. Moi, je ne fais qu’appliquer les décrets. Si la loi changeait, je transporterais dans mon camion des cartons de lait vides à recycler, et je serais tout aussi heureux.

Tout aussi heureux ? Parce que votre travail vous plaît?

Ferris répondit de façon mécanique :

Ça me donne l’occasion de me déplacer et de rencontrer des gens.

Le père de Tim, Ed Gantro, s’écria :

Vous êtes fou. Cette histoire d’avortement après la naissance… et avant ça, cette loi sur l’avortement qui permettait d’extirper le fœtus comme une tumeur maligne, sans qu’il ait le moindre droit légal. Regardez où ça nous a menés. Puisqu’un enfant à naître pouvait être éliminé sans autre forme de procès, pourquoi pas un enfant déjà né? Dans les deux cas, la victime n’a aucune chance, aucune possibilité de se protéger. Écoutez-moi, je veux monter dans ce camion moi aussi. Je veux aller derrière avec les trois enfants.

Impossible, protesta Ferris. Passé douze ans, on a une âme, c’est le Président et le Congrès qui en ont décidé. Je ne peux pas vous emmener.

Je n’ai pas d’âme, insista le père de Tim. J’ai eu douze ans un jour, et il ne s’est rien produit. Emmenez-moi, sauf si vous arrivez à trouver mon âme.

Seigneur, soupira Ferris.

Sauf si vous arrivez à me montrer mon âme, poursuivit le père de Tim, sauf si vous arrivez à la localiser avec précision, j’exige que vous m’emmeniez dans le même endroit que ces gosses.

Il faut que je contacte le Centre par radio, pour voir ce qu’ils vont dire, répliqua Ferris.

  • Allez-y, faites-le, dit le père de Tim en grimpant à l’arrière du camion et en aidant son fils à en faire autant.

En compagnie des deux autres enfants, ils attendirent pendant que Ferris, après avoir décliné son identité et son titre, parlait dans son micro.

J’ai ici un individu de race blanche, sexe masculin, âge approximatif trente ans, qui veut absolument être emmené au Centre avec son jeune fils, expliquait Ferris. Il prétend ne pas avoir d’âme, ce qui selon lui le place dans la catégorie des moins de douze ans. Je ne possède aucun moyen de détecter la présence d’une âme, tout au moins aucun susceptible par la suite de satisfaire un tribunal. Bien sûr, il a l’air doté d’un cerveau intelligent; il doit être capable de s’en tirer en maths supérieures et en algèbre. Mais je ne suis pas en mesure de…

Amenez-le ici, intima la voix de son supérieur transmise par radio. On s’occupera de lui sur place.

On va s’occuper de vous en ville, dit Ferris au père de Tim qui s’était accroupi au fond du camion avec les trois enfants.

Ferris renferma le panneau arrière, le verrouilla — précaution superflue, puisque les enfants étaient déjà immobilisés par un filet électronique — et fit redémarrer le camion.

Jack et Jill

Montèrent sur la colline

Pour remplir un seau d’eau.

Jack fit une chute

Et sa couronne se brisa…

« Quelqu’un va sûrement leur briser la couronne », pensa Ferris tout en conduisant, et ce ne sera pas moi.

Je n’y connais rien en algèbre, entendit-il le père de Tim dire aux trois enfants. Donc je ne peux pas avoir d’âme.

Le jeune Fleischacker déclara d’une voix pleurnicharde :

Moi, en algèbre, je me débrouille, mais je n’ai que dix ans. Alors à quoi ça me sert?

C’est là-dessus que je vais m’appuyer pour présenter ma thèse au Centre, poursuivit le père de Tim. Même les divisions à plusieurs chiffres, j’avais du mal à m’en sortir. Je n’ai par conséquent pas d’âme. Ma place est avec vous trois.

La voix de Ferris leur parvint :

Et tâchez de ne pas souiller le camion, compris? Ça nous coûte…

Ne me le dites pas, répondit le père de Tim, parce que je n’y comprendrais rien. Ce serait trop compliqué pour moi, ces histoires de prorata, de répartition fiscale et tout ça.

« Je suis tombé sur un cinglé », se dit Ferris, et il se félicita d’avoir le fusil à éjection à portée de sa main. — Vous savez bien que les ressources mondiales s’épuisent, continua-t-il. Nous sommes obligés de réduire la population, et les embolies dues à la pilule rendent impossible…

Nous, on ne comprend pas tous ces grands mots, coupa le père de Tim.

Déconcerté, Ferris reprit d’une voix coléreuse :

La croissance démographique zéro, c’est ça la solution à la crise de l’énergie et de l’alimentation. C’est comme… zut, quoi, comme quand on a introduit le lapin en Australie : il n’avait pas d’ennemis naturels, et il s’est tellement multiplié que…

La multiplication, ça, je comprends, dit le père de Tim. Et aussi l’addition et la soustraction. Mais pas plus.

« Quatre lapins fous qui battent la campagne, songea Ferris. Les gens polluent l’environnement naturel, se dit-il. Comment était cette région avant la venue de l’homme ? Mais maintenant, avec les avortements postnatals qui ont lieu partout sur le territoire des États-Unis, nous pouvons peut-être revoir ce jour : il nous sera possible à nouveau de contempler une terre vierge. »

« Nous, s’interrogea-t-il. Ce ne sera peut-être plus nous. Des ordinateurs intelligents et géants balaieront le paysage de leurs yeux électroniques et le trouveront agréable à voir. »

Cette pensée le réconforta.

Si on s’offrait un avortement? suggéra Cynthia d’une voix excitée en rentrant chez elle, les bras chargés de paquets d’aliments de synthèse. Ce serait passionnant, non? Ça ne te plairait pas?

Son mari Ian Best répondit sèchement :

Il faudrait d’abord que tu sois enceinte. Donc que tu prennes rendez-vous avec le docteur Guido pour faire enlever ton stérilet; ça ne me coûtera jamais que cinquante ou soixante dollars.

De toute façon, je crois qu’il est en train de glisser. D’ailleurs… (Une expression d’allégresse envahit son visage mutin.) Si ça se trouve, il n’est plus efficace depuis l’année dernière. Je pourrais très bien être enceinte maintenant.

Ian lança d’un ton mordant :

Tu devrais passer une annonce : On demande volontaire pour aller à la pêche au stérilet avec un portemanteau.

Tu sais, continua Cynthia en le suivant jusqu’à la penderie où il allait accrocher son pardessus, l’avortement est la dernière chose dans le vent. Nous, qu’est-ce que nous avons? Un enfant. Nous avons Walter. Et chaque fois que les gens nous rendent visite et le voient, je sais qu’ils se demandent : Comment est-ce que ce môme a fait pour y échapper? Ça devient embarrassant. (Elle ajouta :) Et puis les méthodes d’avortement actuelles, quand c’est le premier stade de la grossesse… pense un peu, ça ne coûte que cent dollars : le prix de quarante litres d’essence! Et on peut en parler pendant des heures avec n’importe qui : ça fournit un sujet de conversation !

Ian lui fit face et questionna d’une voix unie :

Tu veux garder l’embryon? Le rapporter à la maison dans un bocal ou bien le faire enduire d’une peinture lumineuse spéciale pour qu’il brille dans le noir comme une veilleuse?

Bien sûr. De la couleur que tu veux!

L’embryon?

Non, le bocal. Et la couleur du liquide. C’est une solution qui le conserve indéfiniment, donc c’est vraiment une acquisition durable. Il y a même une garantie, je crois.

Ian croisa les bras pour garder son calme.

Est-ce que tu sais qu’il y a des gens qui voudraient avoir un enfant, même ordinaire, même un peu idiot? Qui vont au Centre de commodité toutes les semaines pour voir les nouveau-nés? Toutes ces idées viennent de la panique mondiale qui s’est déclenchée à cause de la surpopulation. Neuf milliards d’êtres humains entassés à la surface du globe. D’accord, si les choses avaient continué… (Il eut un geste fataliste.) Mais maintenant c’est l’inverse : nous n’avons plus assez d’enfants. Tu ne regardes donc pas la télé, tu ne lis jamais le journal ?

Ce sont des boulets, affirma Cynthia. Par exemple, aujourd’hui, Walter est rentré terrorisé parce qu’il avait aperçu le camion abortif. Il a fait toute une histoire. S’occuper de lui est vraiment une charge. Toi, bien sûr, tu ne te rends pas compte; tu es à ton bureau. Mais moi…

Tu sais ce que j’aimerais faire à cette espèce de wagon de la Gestapo? Réunir deux ex-copains de beuverie, armés de cocktails Molotov, chacun d’un côté de la route, et au moment où il passe…

D’abord, ce n’est pas un wagon, c’est un camion à air conditionné.

Il la fusilla du regard, puis tourna les talons pour aller se servir à boire à la cuisine. « Un

scotch ferait l’affaire », décida-t-il. Pendant qu’il se le versait, son fils Walter entra, le visage empreint d’une pâleur inhabituelle.

Alors le camion est passé aujourd’hui? demanda Ian.

Oui, et j’ai cru que peut-être…

Impossible. Tu sais bien que, même si ta mère et moi voulions faire annuler ta carte D, tu es trop âgé. Alors ne t’affole pas.

Je sais bien, fit Walter, mais…

Ne cherche pas pour qui sonne le glas; il sonne pour toi, cita (mal à propos) Ian. Ecoute, Walt, je vais te dire une chose. (Il but une large gorgée de scotch.) Tout ça porte un nom, et ce nom, c’est Tuez-les. Tuez-les quand ils sont gros comme l’ongle, ou comme un ballon, ou plus tard si vous ne l’avez pas fait avant, videz l’air des poumons d’un gosse de dix ans et faites-le mourir. C’est un certain type de femme qui a préconisé tout ça. On les appelait autrefois les femelles castratrices. C’était peut-être un terme judicieux, sauf qu’elles ne voulaient pas amputer seulement… enfin, ce qu’elles voulaient, c’était supprimer la totalité du jeune garçon ou de l’homme, et pas seulement la partie qui en faisait un homme. Tu comprends ce que je veux dire?

Non, fît Walter, mais de façon obscure et effrayante il pressentait de quoi parlait son père.

Après une autre gorgée, Ian reprit :

Et nous en avons une qui habite ici, Walter, Ici, à la maison.

Une quoi?

Ce que les psychiatres germaniques appellent une Kindermörder, dit Ian en choisissant délibérément une expression que son fils ne pouvait comprendre. Tu veux que je te dise? poursuivit-il. Toi et moi on pourrait partir vers le nord jusqu’à Vancouver, et de là prendre le ferry jusqu’à Vancouver Island, et plus personne ne nous verrait jamais.

Et maman?

Je pourrais lui envoyer un chèque tous les mois, et elle serait tout à fait heureuse avec ça.

Mais, dans le nord, il fait froid. Ils n’ont presque pas de combustible et…

Et alors, il n’y en a pas plus à San Francisco. Et tu as peur de porter des tas de lainages et de rester près du feu ? Ce que tu as vu aujourd’hui ne t’a pas effrayé davantage?

Oh ! si, admit Walter en hochant sombrement la tête.

On pourrait vivre sur une petite île au large de Vancouver Island et cultiver nous-mêmes nos légumes. Le camion n’y viendrait pas; jamais tu ne le verrais. Ils n’ont pas les mêmes lois là-bas. Et les femmes aussi sont différentes. Il y a une fille que je connaissais quand j’y ai séjourné, il y a longtemps; elle avait de longs cheveux bruns et fumait des Players, et elle ne mangeait presque rien et n’arrêtait pas de parler. Ici, nous voyons une civilisation où le désir des femmes de détruire leur…

Ian s’interrompit brusquement, car son épouse venait de faire irruption dans la cuisine.

Si tu continues à boire, déclara-t-elle, tu vas te rendre malade.

D’accord, rétorqua Ian avec irritation. D’accord !

Inutile de crier, dit Cynthia. J’ai pensé que pour dîner ce soir ce serait gentil à toi de nous emmener au restaurant. Le Dal Rey a annoncé à la télé qu’il y aurait des steaks pour les premiers arrivants.

C’est là qu’ils servent des huîtres, remarqua Walter en fronçant le nez avec dégoût.

Exact, dit Cynthia. Les huîtres, j’adore ça. Alors, Ian, c’est entendu?

Ian s’adressa à son fils :

Une huître dans sa coquille ouverte n’a pas plus d’importance au monde que n’en a, aux yeux d’un chirurgien…

Il se tut sous le regard courroucé de sa femme, et leur fils resta interloqué.

Bon, allons-y, fit-il. Mais pour moi ce sera un steak.

Pour moi aussi, renchérit Walter.

Ian acheva son verre et dit d’une voix plus mesurée :

Il y a combien de temps que tu nous as préparé à dîner à la maison pour la dernière fois?

J’ai fait des oreilles de porc avec du riz vendredi dernier, lui rappela Cynthia. Plat dont la majeure partie est allée à la poubelle parce qu’il était nouveau et ne figurait pas sur la liste des recettes conseillées. Tu t’en souviens, chéri?

Ignorant son persiflage, Ian reprit à l’intention de son fils :

Bien sûr, là-bas aussi on doit rencontrer ce type de femme. Il a existé de tout temps et dans toutes les sociétés. Mais comme le Canada n’a pas de loi autorisant l’avortement postnatal… (Il s’interrompit.) Ce n’est pas moi qui parle, c’est le whisky, expliqua-t-il à Cynthia. Ne fais pas attention.

Cynthia, en le scrutant, énonça :

Est-ce que par hasard tu serais en train de te monter un cinéma dans ta tête en rêvant d’une séparation ?

Pas lui tout seul, nous deux, rectifia Walter. Papa m’emmène avec lui. — Où ça? questionna Cynthia sur le ton de la conversation.

Là où nous pourrons aller, répondit Ian.

On va à Vancouver Island, au Canada, précisa Walter.

Ah! vraiment? dit Cynthia.

Au bout d’un temps, Ian confirma :

Oui, vraiment.

Et moi, qu’est-ce que je deviens là-dedans? Je m’assieds sur un tabouret de bar? Et je fais comment pour payer les traites de tous les…?

Je t’inonderai d’énormes chèques émis sur de gigantesques banques, assura Ian.

Bien sûr. Et comment ! Je peux te faire confiance.

Tu pourrais venir nous rejoindre, proposa Ian. Tu pécherais en plongeant pour attraper les poissons et en les tuant avec tes dents pointues. Tu pourrais éliminer tous les poissons de l’endroit en une nuit. Pense un peu à tous ces poissons se demandant ce qui se passe : ils sont là à nager tranquillement, et puis l’instant d’après cet ogre, ce monstre dévorant à l’oeil de cyclope éclairé au centre du front, fond sur eux et les réduit en miettes. En peu de temps cela deviendrait une légende. Tout au moins parmi les poissons survivants.

Oui, papa, intervint Walter, mais s’il n’y avait aucun poisson survivant?

Alors, répliqua Ian, tout se serait passé en vain, pour le seul plaisir de ta mère de ruiner une région dont la pêche est la ressource principale.

Mais alors les gens seraient sans travail, avança Walter.

Non, corrigea Ian, ils mettraient en boîte tous les poissons morts pour les vendre aux Américains. Vois-tu, Walter, dans l’ancien temps, avant que ta mère s’attaque de toutes ses dents à la gent poissonnière, les gens s’installaient pour pêcher à la ligne, ce qui créait des emplois au lieu d’en supprimer. Imagine un peu : tous ces millions de boîtes de poissons portant sur l’étiquette la mention…

Est-ce que tu sais, observa Cynthia calmement, qu’il croit tout ce que tu lui racontes?

Ce que je lui raconte est la vérité, répondit Ian. (Pourtant non, réfléchit-il, au sens littéral du terme ça ne l’était pas. Il se tourna vers sa femme.) Partons au restaurant. N’oublie pas tes tickets de rationnement et mets ce corsage de jersey bleu qui te moule les nichons ; le serveur ne pensera plus qu’à ça et il oubliera peut-être de réclamer les tickets.

C’est quoi, un nichon? s’enquit Walter.

Un truc qui est en voie de devenir rapidement démodé, déclara Ian, au même titre que la Pontiac GTO. Sauf en tant qu’objet ornemental destiné à être admiré et tripoté. Sa fonction est en train de disparaître.

« Comme notre race, songea-t-il, depuis que nous avons laissé la bride sur le cou aux tueurs des créatures les plus démunies. »

Ce que ton père appelle un nichon, dit Cynthia d’une voix sévère à son fils, est la glande mammaire que possèdent les dames et qui leur sert à donner du lait à leurs bébés.

Généralement il en existe deux, insista Ian. Le nichon opérationnel et le nichon d’appoint, au cas où le premier serait en panne d’énergie. Je suggère qu’on élimine une étape dans ce processus d’avortement généralisé, ajouta-t-il. Il n’y a qu’à expédier tous les nichons du monde entier aux Centres de commodité. Le lait, s’il y en a, sera pompé par voie mécanique ; comme ça ils deviendront tous inutiles une fois vidés, et les bébés mourront de mort naturelle, privés de ressources alimentaires.

Il y a d’autres méthodes, déclara Cynthia avec mépris. Des laits artificiels et autres aliments. Bon, je vais me changer pour sortir.

Elle quitta la cuisine en direction de la chambre à coucher.

Tu sais, lança Ian dans son dos, je suis sûr que, si tu en avais le moyen, tu me ferais classer comme préhumain et envoyer là-bas.

« Et, pensa-t-il, je ne serais sans doute pas le seul mari de Californie à y aller. Il y en aurait bien d’autres logés à même enseigne que moi. »

A t’entendre, on croirait qu’il s’agit d’un complot.

La voix de Cynthia lui parvenait de loin ; elle l’avait entendu.

Ce n’est pas seulement la haine envers les créatures incapables de se défendre, poursuivit Ian Best. Il y a autre chose. La haine envers quoi? Tout ce qui pousse et grandit?

« Vous les détruisez, songea-t-il, avant qu’ils aient le temps de devenir grands et forts et d’acquérir les moyens et la technique de combattre. C’est tellement plus facile quand l’être à éliminer flotte en rêvant dans son liquide amniotique, ignorant tout de la nécessité de se défendre et des moyens de le faire. »

« Qu’est-il advenu des vertus maternelles? se demanda-t-il. Celles qui avaient cours au temps où les mères protégeaient en premier lieu ce qui était petit, faible et sans défense? »

« C’est notre société de compétition qui en est la cause, décida-t-il. La survie des plus forts. Non pas des plus aptes, mais simplement de ceux qui détiennent la puissance. Et qui ne sont pas disposés à la céder à la génération suivante : c’est le combat des vieux, puissants et mauvais, contre les nouveaux venus, doux et impuissants. »

Papa, reprit Walter, est-ce que c’est bien vrai qu’on va aller à Vancouver Island et cultiver nos légumes et qu’il n’y aura plus rien pour nous faire peur?

A mi-voix, à moitié pour lui-même, Ian répondit :

Dès que j’aurai l’argent.

J’ai compris. C’est encore le genre « on verra un jour ». Ça veut dire qu’on n’ira jamais, hein? (Il dévisagea son père.) Elle ne nous laissera pas faire? Elle continuera comme avant?

Mais non, on le fera, je te le promets, affirma Ian d’une voix résolue. Peut-être pas ce mois-ci, mais un autre mois, une autre fois.

Et là-bas il n’y aura plus de camions abortifs?

Non, je te l’ai dit : les lois canadiennes ne sont pas les mêmes.

Faisons-le vite, papa, je t’en prie. Sans répondre, son père se versa un autre

scotch ; il avait le visage sombre et crispé, comme s’il était sur le point de pleurer.

A l’arrière du camion abortif, trois enfants et un adulte, pelotonnés et bousculés dans les virages, venaient se heurter aux grillages qui les séparaient les uns des autres. Le père de Tim Gantro ressentait un désespoir aigu à l’idée d’être ainsi séparé, par un obstacle matériel, de son fils. « Un cauchemar en plein jour », songeait-il. Enfermés dans des cages comme des animaux; son noble geste n’avait entraîné que davantage de souffrances : des souffrances dont il était la victime.

Pourquoi as-tu raconté que tu ne connaissais pas l’algèbre? lui demanda Tim. Je sais que ce n’est pas vrai ; même que tu es allé à l’université.

Je voulais montrer, répondit-il, qu’ils doivent tuer, soit tout le monde, soit personne. Mais qu’ils n’ont pas le droit de faire des distinctions selon des critères administratifs arbitraires. A quel moment l’âme entre-t-elle dans le corps? Est-ce que c’est une question rationnelle à poser, à l’époque où nous vivons ? On se croirait revenus au Moyen Age.

« En réalité, pensa-t-il, ce n’est qu’un prétexte… un prétexte pour s’attaquer aux proies sans défense. » Mais lui saurait se défendre. C’était un adulte en pleine possession de ses moyens que le camion venait de ramasser. « Comment vont-ils s’y prendre avec moi? se demanda-t-il. Je ne suis pas un enfant ignorant et démuni. Je peux rivaliser en sophismes et en arguments spécieux avec leurs meilleurs hommes de loi. S’ils doivent m’envoyer à la mort, alors il n’y a pas de distinction : ils doivent en faire autant avec tout le monde, eux-mêmes y compris. Et ce n’est pas le seul aspect de la question. Il s’agit d’une gigantesque escroquerie qui permet aux gens en place, à ceux qui tiennent les leviers de commande économiques et politiques, de garder les jeunes à l’écart — au besoin en les assassinant. Il y a dans ce pays, réfléchit-il, une haine des vieux à l’égard des jeunes, une haine et une peur. Alors, avec moi, qu’est-ce qu’ils vont faire ? Je suis de leur génération, et me voilà quand même enfermé dans ce camion. Je représente un genre différent de menace : je suis l’un d’eux mais je me tiens de l’autre côté de la barrière, avec les chiens errants, les chats et les enfants. Qu’ils essaient un peu de tirer ça au clair; que surgisse un nouveau saint Thomas d’Aquin pour débrouiller ce mystère. »

Tout ce que je sais faire, fit-il à haute voix, ce sont les quatre opérations. Je ne suis même pas capable de m’en tirer avec les fractions.

Mais tu en savais plus autrefois ! protesta Tim.

C’est fou ce qu’on peut oublier vite une fois qu’on a quitté l’école, déclara Ed Gantro. Vous autres gosses, vous avez probablement plus de connaissances que moi.

Mais, papa, ils vont te tuer! s’exclama Tim farouchement. Personne ne t’adoptera. Pas à ton âge. Tu es trop vieux.

Voyons un peu, médita Ed Gantro. Le binôme. Qu’est-ce que c’est déjà? Je n’arrive plus à m’y retrouver ; je sais que ça tourne autour de a et de b, quelque chose comme ça.

Mais ça lui était sorti de la tête, tout comme son âme immortelle… Il eut un rire intérieur. « Je ne peux pas passer le test destiné à établir si j’ai une âme, se dit-il. Pas en employant un tel langage. Je suis un chien dans le ruisseau, un animal dans un fossé. »

« L’erreur commise au début par les partisans de l’avortement, se dit-il, c’était la distinction arbitraire qu’ils avaient établie. Un embryon humain ne bénéficie pas des droits civiques garantis par la Constitution et peut donc être tué légalement par un médecin. Mais un fœtus était considéré comme un être humain possédant des droits, du moins pendant un temps. Car les tenants de l’avortement avaient ensuite décidé que même un fœtus de sept mois n’était pas « humain » et pouvait lui aussi être supprimé. Puis, plus tard, s’était posé le cas du nouveau-né : il vit à un stade végétatif, il ne peut accommoder son regard, il ne comprend rien, il ne parle pas… Les partisans de l’avortement avaient obtenu gain de cause en soutenant en justice la thèse suivante : un nouveau-né n’était jamais qu’un fœtus tout juste expulsé, par accident ou par un moyen organique, de la matrice.

Mais, à partir de ce moment, par où devait passer la ligne de démarcation? A quel stade le bébé devenait-il un être à part entière ? A son premier sourire ? A son premier mot? A son premier geste en direction de son hochet favori? Implacablement, la frontière avait été sans cesse reculée.

Jusqu’au jour où l’on avait instauré la plus stupide, la plus cruelle de toutes les définitions : le jeune individu devenait véritablement un être humain à l’âge où il était capable de pratiquer les mathématiques. « Ce qui rendait les Grecs anciens, ceux de l’époque de Platon, non humains, puisque l’arithmétique leur était inconnue et qu’ils connaissaient seulement la géométrie ; quant à l’algèbre, c’était une invention arabe, de beaucoup postérieure. Mais cette distinction n’était arbitraire que sur le plan légal, non sur le plan théologique. Depuis toujours, l’Eglise avait soutenu que l’embryon était déjà une forme de vie ayant un caractère sacré. Ses membres avaient compris à quel point il aurait été hasardeux de déterminer le moment de l’arrivée de l’âme dans le corps (ou, pour s’exprimer en termes modernes, l’âge à partir duquel un individu avait droit à la protection de la loi). Ce qui était navrant, désormais, c’était le spectacle de tous ces jeunes enfants jouant bravement, jour après jour, dans leur jardin, en essayant de conserver un espoir, en essayant d’afficher un sentiment de sécurité qui leur était interdit.

« Bon, pensa-t-il, on va voir comment ils vont se débrouiller avec moi; j’ai trente-cinq ans et je suis diplômé d’université. Est-ce qu’ils vont me mettre en cage pendant trente jours, pour finir par m’envoyer à la mort avec les autres si personne ne m’a adopté? »

« Je prends un gros risque, décida-t-il. Mais c’est eux qui ont fait le premier pas en s’emparant de mon fils : c’est là que le risque a commencé, et non quand je me suis mis entre leurs mains. »

Il observa les trois enfants terrifiés et cher­cha ce qu’il pouvait leur dire : à eux trois, pas seulement à son fils.

Ecoutez, déclara-t-il en énonçant une citation, je vais vous révéler un secret. Nous ne dormirons pas tous dans la mort. Nous… (Mais il n’arrivait pas à se rappeler la suite. « Espèce de minable », s’invectiva-t-il sombrement.) Nous nous réveillerons, poursuivit-il en faisant de son mieux. En un éclair. Dans le temps d’un clin d’œil.

La ferme, grommela le conducteur du camion de l’autre côté du grillage qui le séparait d’eux. Je ne peux pas me concentrer sur ma route. (Et il ajouta :) Ceux qui font du boucan, je peux les neutraliser avec un gaz anesthésiant. Alors taisez-vous, sinon j’appuie sur le bouton. — On ne dira plus rien, répondit Tim vivement, en implorant muettement son père du regard. En le suppliant de se taire.

Son père n’ajouta pas un mot. Cette supplication intense et silencieuse lui était trop pénible, et il capitula. De toute façon, se dit-il, ce n’était pas ce qui se passait dans le camion qui comptait. L’important, c’était le moment où ils arriveraient au Centre, car les journalistes de la presse et de la télévision s’y transporteraient dès les premiers signes de grabuge.

Ils gardèrent donc tous le silence, chacun plongé dans ses peurs et ses pensées. Ed Gantro réfléchissait pour mettre au point la meilleure tactique à suivre. Dans ce combat qu’il menait non seulement pour Tim mais aussi tous les candidats potentiels à l’avortement postnatal. Il poursuivit minutieusement le fil de ses idées, pendant que le camion continuait sa route en cahotant.

Dès que le camion se fut rangé dans le parking du Centre de commodité et que son panneau arrière eut été ouvert, Sam B. Carpenter, le directeur de l’établissement, s’avança et, après un regard à l’intérieur, constata :

Tu as un adulte là-dedans, Ferris. Tu sais sur quoi tu es tombé? Un contestataire, rien d’autre.

Il a soutenu qu’il ne connaissait rien aux mathématiques, affirma Ferris.

Carpenter dit à Ed Gantro :

Votre portefeuille. Je veux votre nom exact, votre numéro de Sécurité sociale, votre relevé d’identité judiciaire… je veux savoir ce que vous êtes en réalité.

C’est simplement un péquenot, dit Ferris en regardant Gantro tendre son portefeuille déformé.

Et qu’on me fournisse d’urgence tous les éléments qui le concernent, déclara Carpenter. En priorité absolue.

C’était le genre de langage qu’il affectionnait.

Une heure plus tard, les renseignements lui parvenaient en provenance des ordinateurs de sécurité qui couvraient la zone à orientation rurale de l’État de Virginie. « Ce type, annonça-t-il, a eu un diplôme de maths à Stanford. Il a passé ensuite une licence de psychologie, ce qui lui a servi sans aucun doute à se payer notre tête. Il faut le relâcher illico. »

Je n’ai plus d’âme, lança Gantro. Je l’ai perdue.

De quelle façon? questionna Carpenter qui ne voyait mention d’aucun incident de ce genre sur les papiers concernant Gantro.

A la suite d’une embolie. La portion de mon cortex où mon âme était localisée s’est trouvée endommagée le jour où j’ai aspiré par accident le jet d’une bombe insecticide. C’est pour ça que je suis allé vivre à la campagne en me nourrissant de ragoûts et de racines, en compagnie de mon fils ici présent.

On va vous faire passer un électro-encéphalogramme, annonça Carpenter.

C’est quoi? demanda Gantro. Encore un de ces tests sur le cerveau?

Carpenter s’adressa à Ferris :

La loi indique que l’âme fait son apparition à douze ans. Et vous m’amenez ce gars qui en a au moins trente. On pourrait se faire accuser de meurtre. Il faut se débarrasser de lui. Ramenez-le là où vous l’avez trouvé et faites-le descendre du camion, de force si besoin est. C’est un ordre dont dépend la sécurité nationale.

Ma place est ici, s’entêta Ed Gantro. Je vous dis que je suis un demeuré.

Et son gosse, poursuivit Carpenter. Probablement encore un de ces mutants intellectuels doués pour les maths comme on en voit à la télé. Ils vous ont tendu un piège. Peut-être même qu’ils ont déjà alerté les journalistes. Emmenez-les tous, déposez-les n’importe où pourvu qu’on ne les voie pas.

Vous perdez les pédales, rétorqua Ferris avec colère. Faites-lui passer l’électro-encéphalo-gramme, et on sera probablement obligés de le lâcher. Mais ces mômes, on les garde.

Non, ce sont tous des génies, dit Carpenter. Tout ça fait partie d’un coup monté, seulement vous êtes trop borné pour vous en rendre compte. Flanquez-les dehors, faites-les descendre du camion à coups de pied s’il le faut, mais qu’ils vident les lieux. Et n’avouez sous aucun prétexte — vous entendez? — que vous les avez amenés ici. Tenez-vous-en à cette version.

Descendez, ordonna Ferris en actionnant la commande qui permettait l’ouverture des cages.

Les trois enfants quittèrent le camion en se bousculant. Mais Ed Gantro ne bougea pas.

Il va refuser de sortir de son plein gré, dit Carpenter. C’est bon, Gantro, on vous y forcera.

Il fit un signe de tête à Ferris, et tous deux montèrent à l’arrière du camion. Un instant plus tard, ils déposaient Ed Gantro sur le revêtement cimenté du parking.

Maintenant vous n’êtes plus qu’un citoyen comme les autres, fit Carpenter avec soulagement. Vous pouvez prétendre tout ce que vous voulez mais vous n’avez aucune preuve.

Papa, demanda Tim, comment on va rentrer à la maison?

Les trois enfants s’étaient rassemblés autour d’Ed Gantro.

Il faudrait téléphoner à quelqu’un, suggéra le jeune Fleischacker. Si le père de Walter Best avait assez d’essence, il viendrait nous chercher. Il fait des longs parcours; il a des tickets spéciaux.

Sa femme et lui se disputent beaucoup, ajouta Tim. Alors il aime bien partir en voiture le soir sans elle.

Ed Gantro déclara :

Je reste ici. Je veux être enfermé dans une cage.

Mais on peut s’en aller, protesta Tim en tirant son père par la manche. C’est ça qui compte, non? Ils nous ont relâchés en te voyant. On a réussi !

Ed Gantro dit à Carpenter :

J’insiste pour être enfermé avec les autres préhumains que vous avez ici.

Il désignait le bâtiment massif du Centre de commodité.

Appelez Mr. Best, insista Tim auprès de Carpenter. Il habite le coin où vous nous avez trouvés; c’est un numéro de téléphone qui commence par 669. Dites-lui de venir nous prendre et il acceptera, c’est sûr.

Le jeune Fleischacker renchérit :

Il n’y a sûrement dans l’annuaire qu’un seul Mr. Best dont le numéro commence par 669. S’il vous plaît!

Carpenter pénétra dans le bâtiment, se rendit auprès d’un téléphone, consulta l’annuaire. Puis il composa le numéro de Ian Best.

Le numéro que vous demandez n’est pas tellement en état de vous parler, répondit dans le récepteur une voix masculine avinée, tandis qu’on entendait à l’arrière-plan une voix de femme lancer de furieuses invectives.

Mr. Best, dit Carpenter, plusieurs personnes que vous connaissez sont ici, 4e Rue, à Verde Gabriel : un certain Ed Gantro et son fils Tim, un jeune garçon identifié sous le nom de Ronald ou Donald Fleischacker et un autre garçon du même âge non identifié. Le fils Gantro a déclaré que vous accepteriez de venir en voiture les chercher.

4e Rue, fit Ian Best. (Il y eut un silence.) C’est bien l’adresse de la fourrière?

Du Centre de commodité, corrigea Carpenter.

Espèce de salaud, lâcha Best. Évidemment que je viens les chercher; je serai là-bas dans vingt minutes. Vous dites que vous avez ramassé Ed Gantro comme préhumain ? Vous ne savez pas qu’il est diplômé de. l’université de Stanford?

Nous sommes au courant, dit froidement Carpenter. Mais nous ne les retenons pas de force; ils ne sont pas emprisonnés.

Ian Best reprit, d’une voix dont les intonations pâteuses avaient disparu :

Tous les reporters seront sur place avant même que j’arrive.

Un déclic. Il avait raccroché. Carpenter sortit du bâtiment et lança au jeune Tim :

C’est un joli coup que tu as fait là ! Me faire prévenir de votre présence ici un activiste

enragé, un fanatique de la lutte contre l’avortement. Bravo!

Quelques instants plus tard, une Mazda rouge vif stoppait devant l’entrée du Centre. Un homme de grande taille en descendit avec micro « et caméra et se dirigea d’un pas nonchalant vers Carpenter.

Il paraît que vous avez ici un diplômé en mathématiques? s’enquit-il d’une voix neutre. Serait-il possible de l’interviewer?

Aucun individu de ce genre n’est ici, répondit Carpenter. Vous pouvez consulter nos registres.

Mais le reporter avait déjà aperçu les trois enfants groupés autour d’Ed Gantro.

Mr. Gantro? appela-t-il d’une voix forte.

C’est moi, répliqua Ed Gantro.

« Grand Dieu, songea Carpenter. Ce truc va paraître dans tous les journaux. » Et il voyait maintenant une camionnette de la télévision pénétrer à son tour dans le parking. Dans sa tête se profilèrent de gros titres :

UN DIPLÔMÉ DE MATHS SOUMIS À LA SUPPRESSION POSTNATALE

Ou encore :

LES AVORTEURS IMPLIQUÉS DANS UNE TENTATIVE ILLÉGALE DE…

Et ainsi de suite. Une information vedette pour le journal télévisé de la soirée. Avec, en direct sur le plateau, Gantro et Ian Best (lequel devait être un avocat), entourés de micros et de caméras. « On est dans un sale coup fourré, songea-t-il. Ils vont nous couper les crédits. On va en être réduits à pourchasser à nouveau les chiens et chats errants, comme autrefois. Je suis vraiment un pauvre type. »

Quand Ian Best arriva au volant de sa Mercedes à gazogène, il était encore un peu sous l’effet de l’alcool. Il demanda à Ed Gantro :

Ça vous ennuierait qu’on rentre en faisant un détour par une route touristique?

En passant par où? questionna Ed Gantro. Il se sentait las maintenant, et il avait envie

de partir. Les journalistes l’avaient interviewé et s’en étaient allés. Il avait obtenu ce qu’il voulait ; il avait l’impression désormais d’être vidé de l’intérieur, et il était impatient de se retrouver chez lui.

En passant par Vancouver Island, au large des côtes canadiennes, répondit Ian Best.

Ed Gantro dit avec un sourire :

Ces gosses ont besoin d’aller au lit. Le mien et les deux autres. Et ils n’ont même pas dîné.

On peut s’arrêter pour manger en route, proposa Ian Best. Et ensuite on prend la direction du Canada, le pays où il y a des poissons à pêcher et où les montagnes sont couronnées de neige, même à cette saison.

C’est sûr, approuva Gantro en souriant de plus belle. On pourrait aller là-bas.

Vous en auriez envie? interrogea Ian Best en le scrutant. Vraiment?

Il faudrait que je mette diverses choses en ordre, et ensuite, oui, on pourrait partir ensemble tous les deux.

Bon Dieu, murmura Ian Best. Vous parlez sérieusement?

Oui. Évidemment il faut que j’aie l’accord de ma femme. On ne peut aller au Canada sans la signature de sa femme, sur un document établissant qu’elle ne vous suivra pas, et on a droit alors au statut d’immigrant.

Alors il faut que j’obtienne l’autorisation écrite de Cynthia.

Elle vous la donnera. Il suffit que vous vous engagiez à lui envoyer de quoi subvenir à ses besoins.

Vous croyez qu’elle acceptera? Quelle me laissera partir?

Certainement, assura Gantro.

Vous estimez réellement que nos femmes nous laisseront la liberté de nous en aller, reprit Ian Best tout en faisant monter, avec Gantro, les enfants à l’intérieur de la Mercedes. Je parie que vous avez raison; Cynthia serait ravie de se débarrasser de moi. Vous savez comment elle m’appelle, en présence de Walter? Un « dégonflé agressif », et des tas d’autres noms comme ça. Elle n’a pas le moindre respect pour moi.

Nos femmes nous laisseront partir, certifia Gantro.

Mais il savait le contraire.

Il observa le responsable du Centre, Sam B. Carpenter, et le chauffeur du camion, Ferris, lequel était d’ores et déjà destitué de ses fonctions, ainsi que Carpenter l’avait annoncé aux journalistes de la presse écrite et télévisée.

Non, poursuivit-il. C’est impossible. On nous empêchera de partir.

Ian Best manœuvra maladroitement les commandes compliquées qui mettaient en marche le moteur à gazogène. — Mais non, voyons, fit-il. Que voulez-vous qu’ils fassent pour nous retenir ici, maintenant que les reporters se sont déplacés?

Je ne parle pas d’eux, dit Gantro d’une voix sans timbre.

Mais on pourra arriver à se sauver.

Non, nous sommes pris au piège sans pouvoir en sortir. Enfin, vous pouvez quand même essayer de demander à Cynthia. Ça vaut toujours la peine de faire une tentative.

Alors on ne verra jamais Vancouver Island et les grands ferry-boats émergeant du brouillard? dit Ian Best.

Si, peut-être un jour.

Mais il savait que c’était un mensonge, un mensonge absolu. Il en avait la certitude intime, comme quand on dit une chose en ayant, sans motif rationnel, la conviction que c’est la vérité.

Ils sortirent du parking et s’engagèrent dans la rue.

Ça fait plaisir de se retrouver libres, hein ? fit Ian Best.

Les trois enfants manifestèrent leur approbation, mais Ed Gantro garda le silence. « Libre, oui, pensait-il. Libre de rentrer à la maison. De se retrouver pris dans un plus grand filet, dans une cage plus vaste que celle du camion du Centre. »

C’est un grand jour, remarqua encore Ian Best.

Oui, approuva Ed Gantro en hochant la tête. Un grand jour, au cours duquel une action efficace a été menée en faveur des victimes impuissantes.

Ian Best lui jeta un coup d’œil appuyé et s’écria :

Je ne veux pas retourner chez moi; je veux qu’on parte au Canada tout de suite.

Il faut bien qu’on rentre chez nous, lui rappela Ed Gantro. Au moins temporairement. Pour régler ce qu’il y a à faire. Pour les formalités légales, pour les choses que nous avons besoin d’emporter.

Je sais bien, déclara Ian Best en gardant les yeux fixés sur sa route. Nous n’irons jamais là-bas. Nous ne verrons jamais Vancouver Island. Nous ne connaîtrons pas le pays où les gens font encore pousser des légumes, où on se sert des chevaux, où les ferry-boats traversent l’océan.

Non, nous n’irons pas, reconnut Ed Gantro.

Ni maintenant ni plus tard?

Jamais, répondit Ed Gantro.

C’est de ça que j’avais peur, soupira Ian Best. (Sa voix se brisa et la voiture fit une embardée.)

C’est ce que je pensais depuis le début.

Après cela ils continuèrent de rouler en silence, sans rien se dire. Il n’y avait plus rien à dire.

Traduit par Alain Dorémieux. Titre original : The Pre-persons.

1 réponse à Philipp K. Dick: LES PREHUMAINS

  1. parigote dit :

    voici des pages saisissantes !
    à diffuser, à faire lire autour de soi. On n’est pas très loin de « soleil vert » film ancien déjà, mais ô combien réaliste.

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