Francis Richard : Franco au risque de l’Histoire

francisco-franco.jpgL’Espagne arrivera-t-elle à panser les blessures de la guerre civile ? 

Le 28 octobre dernier, sur la place Saint-Pierre de Rome, Sa Sainteté le Pape Benoît XVI prononçait la béatification de 498 religieux assassinés par les républicains espagnols entre 1934 et 1939, ce qui porte à 977 le nombre de martyrs reconnus, pour le moment, par l’Eglise catholique. Il y a 2’000 procès en béatification en cours, sur un total de 10’000 martyrs environ, recensés pendant cette période.

Le 30 octobre dernier les Cortes, à majorité socialiste, votaient la loi dite de « récupération de la mémoire historique ». Cette loi, qui a mis 3 ans à voir le jour, va plus loin que celle votée le 20 novembre 2002, sous le gouvernement Aznar, condamnant seulement le soulèvement militaire du 18 juillet 1936.

Que prévoit cette dernière loi, dite loi Zapatero, du nom du premier ministre actuel, petit-fils du capitaine Lozano, fusillé en 1936 par des partisans du général Franco ?

Cette loi, votée par une majorité de circonstance, condamne le franquisme considéré comme un « régime totalitaire contraire à la liberté et à la dignité de tous les citoyens » ; elle oblige l’Etat, les régions et les communes à retirer de l’espace public les symboles et les monuments qui font allusion au franquisme (les inscriptions telles que « tombés pour la patrie et Dieu » sont dorénavant interdites…) ; elle déclare « illégitimes » les sentences des tribunaux à l’encontre des opposants au franquisme ; elle officialise la participation, de l’Etat, et des administrations locales, à la localisation des fosses communes, où ont été jetés des morts républicains au cours de la guerre civile, et à leur sépulture ;  elle interdit enfin « tout hommage ou manifestation de culte » franquiste au Valle de los Caidos, où sont inhumés le général Franco et José Antonio Primo de Rivera, tous deux morts un 20 novembre, le premier en 1975, dans son lit, le second en 1936, fusillé par les républicains.

Fallait-il faire une telle loi ? Si donner une sépulture à des républicains morts pendant  la guerre civile, et jetés dans des fosses communes, est certainement une mesure de simple respect humain, et d’apaisement, il aurait mieux valu laisser à l’Histoire le soin d’accomplir son œuvre pour tout le reste. C’est ne pas se comporter mieux que le dictateur espagnol que de prétendre, de par la loi, que désormais les gentils sont les républicains et les méchants les franquistes, alors que les choses ne sont pas aussi simples et que les républicains se seraient révélés tout aussi totalitaires s’ils avaient gardé le pouvoir. Ecrire une histoire officielle, applicable à tous, sans discussion possible, en vertu d’une loi, est caractéristique d’ailleurs des pouvoirs totalitaires…  

Imaginez un seul instant, sans remonter plus loin dans le temps, que les victimes de l’Epuration en France, à l’issue de la fin de la seconde guerre mondiale, pour prendre un exemple récent, et contemporain à quelques années près, de la guerre civile espagnole, obtiennent d’une majorité de circonstance au parlement français que soit votée la condamnation officielle des infamies commises alors par des résistants français, et comparables à celles commises par les franquistes à l’issue de la guerre civile espagnole…et vous conviendrez tout naturellement qu’il ne s’agit pas là d’une bonne idée. L’Histoire permet, avec le temps, de nuancer, ce qui n’est évidemment pas le but de cette loi Zapatero et de tout autre loi qui prétend régenter la pensée.

Il y a cinq ans paraissait l’édition augmentée d’un livre sur Franco, écrit par l’historien Bartolomé Bennassar, initialement publié en 1995 («Franco », éditions Perrin, 2002). Il est difficile de taxer Bennassar de franquiste, et je suis persuadé que les fidèles du Caudillo qui l’ont lu n’ont pas dû apprécier nombre de passages, notamment sur son « mépris de la vie des hommes » et sur son talent dans l’art de manipuler les autres. A la lecture de cette biographie toutefois on ne peut que louer l’honnêteté de l’auteur qui se garde de tomber dans un manichéisme simpliste. Quelques extraits permettent de s’en persuader.

Sur le début de la guerre civile : « Le soulèvement militaire du 18 juillet 1936, que l’on ne peut à cette date qualifier de « franquiste » puisque Emilio Mola en fut l’organisateur et José Sanjurjo le chef désigné, ne peut être présenté sans hypocrisie comme un coup mortel asséné par surprise à une République heureuse. On peut prétendre au contraire que l’histoire de la IIe République espagnole est celle d’une situation insurrectionnelle permanente ».

Sur le recrutement des forces en présence pendant la guerre civile : « Il est vrai que de nombreux volontaires s’enrôlaient dans l’armée franquiste, ce que beaucoup d’historiens non espagnols oublient régulièrement de signaler parce que l’afflux de volontaires dans ce camp a le sens d’une adhésion d’une partie de l’Espagne à la cause franquiste. Or il faut en prendre son parti, l’enthousiasme fut une valeur partagée : tandis que dans l’Espagne du Front populaire, le parti communiste faisait des adhérents de plus en plus nombreux et constituait des unités militaires de grande valeur, commandées par des chefs sortis du rang (Modesto, Lister, El Campesino), un phénomène analogue se produisait dans l’autre camp où Navarrais, Castillans, Aragonais, Galiciens, venus surtout de la paysannerie ou des classes moyennes, assuraient la reconstitution des unités décimées ».

Sur le Franco d’après-guerre : « Ignorant des mécanismes économiques, Franco fut toute sa vie, il faut en convenir, préoccupé par les problèmes sociaux. » Il a « promulgué, avec l’aide résolue de José Antonio Giron, ministre du Travail pendant seize ans, une législation sociale qui fondait la sécurité de l’emploi et rendait très difficiles les licenciements, de sorte qu’il croyait naïvement que cette législation était l’une des plus avancées du monde. En même temps, il niait le droit de grève et pratiquait une répression vigilante et sévère des mouvements qui se produisirent tout de même sous son « règne » ».

Sur sa popularité :  « Il ne sert à rien de se voiler la face. Cet homme impénétrable, « froid jusqu’à glacer ses amis », a joui d’une certaine popularité dans l’Espagne de la post-guerre. Plusieurs historiens ou observateurs, en Espagne ou hors d’Espagne, estiment qu’il eût obtenu 60 à 70 pour cent de votes favorables en cas d’élections libres au commencement des années 1960 ».

Sur sa préparation, involontaire (?), à la transition démocratique, rendue possible après sa mort : « Après les années de fermeture de la décennie 1940, l’Espagne, à la différence de l’Europe orientale, n’avait jamais été fermée au reste du monde. Les idées et les hommes avaient tourné au rythme du temps. Et le renoncement au rêve nationaliste de l’autarcie, la conversion forcée du Caudillo à l’économie de marché, l’enrichissement des années 1960, quoiqu’on dise, l’émergence de classes moyennes déjà consistantes, avaient sapé une structure politique archaïque : les Espagnols aspiraient aux formes de vie de leurs voisins d’Europe occidentale. »

Comme quoi l’Histoire et l’idéologie ne font pas bon ménage…      

Francis Richard