Oskar Freysinger: Herbe rouge

Herbe rouge
ou
Pourquoi il ne fait pas bon bêler avec les fauves

Un troupeau de moutons vivait dans un vert pâturage. Un beau jour, un lion survint qui demanda de paître un peu de leur herbe luxuriante. Les moutons, qui n’avaient jamais rencontré de lion, lui bêlèrent la bienvenue et lui indiquèrent un endroit où l’herbe était particulièrement appétissante. Le lion les remercia vivement et feignit de brouter et de mâcher. Quand la nuit fut venue et que le troupeau s’assoupit, il tua un mouton qui se tenait à l’écart et le dévora. Le lendemain, il se mêla à nouveau aux herbivores et se comporta comme il l’avait fait la veille pour de nouveau faire gras de chair fraîche à la nuit tombée. Ainsi, chaque nuit, un mouton disparut, dont il ne subsistait, le matin suivant, que quelques taches de sang dans l’herbe.

Le troupeau, stupéfait par ces mystérieux meurtres nocturnes, se mit à avoir peur.

Le lion s’adressa alors à ses amis moutons et leur révéla qu’il avait vu, la nuit, un loup rôder dans les parages. Il leur expliqua que ce loup appartenait à une variété particulièrement violente et dégénérée de prédateurs et qu’il était sans doute responsable de la navrante disparition de leurs compagnons. S’ils voulaient bien lui faire confiance, il promettait de mettre rapidement un terme à ces sinistres agissements car, bien que faisant lui-même partie des carnivores, il était, comme ils avaient pu s’en rendre compte, un adepte du végétarisme et donc de caractère aimable et civilisé. Rien ne lui tenait plus à cœur, affirma-t-il, que de mettre fin à ce "terrorisme lupuesque" qui causait grand dommage à sa propre réputation. C’est à pleine gorge que le troupeau bêla de gratitude devant tant d’abnégation au service de l’intérêt général.

Le lendemain, une lionne et son lionceau firent leur apparition. Le lion les présenta comme ses collaborateurs. Les moutons, reconnaissants pour ce renfort, firent à ces nouveaux membres du troupeau un accueil enthousiaste.

A dater de ce jour, cependant, de plus en plus de moutons disparurent, en dépit de la surveillance acharnée des félins. Le lion expliqua que, dès le crépuscule, des meutes entières de loups rôdaient aux alentours du pâturage de sorte que, bien qu’il pût encore éviter le pire, il était dans l’incapacité d’empêcher des pertes douloureuses. Mais il leur assura qu’il continuerait de se battre afin d’assurer la survie des herbivores dont le mode de vie et les habitudes alimentaires étaient devenues les siennes et celles de sa famille. Il témoigna d’une si vertueuse colère à l’encontre du comportement perfide des loups que les moutons s’émurent de pareil dévouement. Ils l’honorèrent de l’ordre de la Toison d’Or et lui conférèrent le titre de chevalier de la Dent-de-lion.

Quelques esprits réfractaires, peu moutons dans l’âme, troublèrent la cérémonie, car ils nourrissaient de la méfiance en leur cœur, et osèrent prétendre que les lions prêchaient l’herbe le jour pour mieux se repaître de chair la nuit. Ils furent bêlés au silence et connurent un juste châtiment pour leur comportement ingrat et irrespectueux, car la nuit suivante, ce furent précisément eux que les loups dévorèrent. Suite à cela, un vieux bélier remémora à ses frères ovins le rituel, tombé en désuétude, du sacrifice de la chair en rédemption du pêché de pâture et leur enjoignit de préparer leurs âmes aux prairies éternelles.

Bientôt, les descendants du lion, qui devenaient de jour en jour plus nombreux et s’intégraient avec toujours plus de facilité au monde des moutons, se mirent à dispenser de sages préceptes à suivre scrupuleusement pour assurer la survie du troupeau. Les ovins, dont le nombre continuait à décroître sérieusement, se soumirent complètement à ces nouvelles règles et apprirent même, sous la direction des lions, à se disperser, la nuit venue, afin de constituer des cibles moins visibles. Dans l’intention de parfaire leur camouflage, les félins "végétariens" prescrivirent même aux moutons de se laisser pousser une crinière et leur apprirent à rugir comme des lions; buts qui ne furent que partiellement atteints.

Chaque nuit, désormais, les ovins aux crinières improbables se dispersaient en s’efforçant de bêler leurs rugissements approximatifs … pour se retrouver chaque matin moins nombreux à se plaindre des loups et à louer les lions, au milieu desquels ils ne furent bientôt plus qu’un îlot de laine blanche dans une mer de crinières fauves.

Le dernier mouton à offrir sa gorge en sacrifice versa son sang avec enthousiasme pour la rédemption des lions qui l’avaient si longtemps protégé des loups invisibles.

Les félins, quant à eux, se cherchèrent un nouveau troupeau pour y reprendre leur tâche civilisatrice.

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