NouvelObs – Jaques Julliard: Benoît XVI: Quelle maladresse ?

Il peut paraître étrange au pays de Voltaire qu’il faille défendre le pape et l’Eglise catholique contre le fanatisme. C’est pourtant désormais ainsi.

CE PAPE, quelle maladresse ! Elle n’a d’égale que celle de deux de ses devanciers les plus notoires, également provocateurs, le romancier anglais Salman Rushdie et ce caricaturiste danois dont il vaut mieux pour lui oublier le nom. Celui-ci faisait allusion, à travers ses dessins, à une prétendue tradition guerrière de l’islam, alors que chacun sait que les Arabes, au VIIIe siècle, sont venus de leur péninsule jusqu’à l’Andalousie un rameau d’olivier à la main. Quant à Salman Rushdie, il écrivait tout un livre sur des « versets sataniques » du Coran que la plupart des théologiens musulmans préfèrent oublier. Alors, pourquoi en parler ? Le pape enfin, par le truchement d’un empereur byzantin du XIVème siècle, parlait en mal du djihad, que d’aucuns traduisent par « guerre sainte ». Encore un contresens ! Chacun sait pourtant que lorsque certains prédicateurs, lors du prêche du vendredi, préconisent le djihad, c’est pour inciter les fidèles à la douceur.

Et lorsque les foules pakistanaises, en pleine extase mystique, scandent « djihad ! », c’est exclusivement au sens figuré et spirituel que revêt aujourd’hui le mot, c’est-à-dire d’effort intérieur sur soi-même.

Dès lors, on comprend mieux l’indignation de certains musulmans palestiniens particulièrement pieux ou de certains savants représentants des tribunaux islamiques de Somalie. Face à l’intolérable insinuation du pape, selon laquelle il pourrait y avoir parfois un lien entre islam et violence, leurs fidèles ont répondu comme il fallait, en incendiant quelques églises et en mettant à mort une religieuse à Mogadiscio.

Quant aux foules iraniennes, somaliennes ou palestiniennes qui sont descendues dans la rue dès qu’elles eurent pris connaissance, dans la version allemande ou italienne, on ne sait, de la conférence de Benoît XVI sur la « plénitude de la raison unique » – et notamment de la septième controverse, éditée par le professeur Théodore Khoury, de Münster, qui avait opposé en 1391 le savant empereur byzantin Manuel II Paléologue à un Persan lettré sur les rapports de la raison et de la foi -, leur sang n’a fait qu’un tour : elles sont descendues dans la rue pour bien faire savoir au monde de quel côté elles se situaient dans ladite controverse. Il y a, à coup sûr, quelque chose d’émouvant dans cette fraîche spontanéité.

Parlons sérieusement. L’imprudence du pape me paraît évidente. Il faudra qu’il demande à Jacques Chirac de lui exposer ce qu’est le principe de précaution, surtout lorsque l’on est un chef d’Etat ou un chef spirituel. On a déjà vu quelques anticléricaux de sacristie, comme il s’en rencontre quelques-uns dans la mouvance de l’Eglise catholique, trouver bonne l’occasion de faire sa fête à Benoît XVI.
Ce n’est pas de ce point de vue que je me place.

Je suis, pour ma part, convaincu que les meilleurs exégètes sont capables, pour ainsi dire à la demande, de donner une interprétation pacifique ou guerrière à la notion de djihad. Qu’en outre, et pour les mêmes motifs, l’islam soit compatible avec la raison me paraît indiscutable. Une tentative pour donner du Coran un version rationaliste eut même lieu sous le califat abbasside d’Al-Ma’mûn (813-833), qui tenta d’imposer le mutazilisme (1) à l’ensemble de la communauté. Mais il le fit au prix de véritables persécutions ; preuve que le rationalisme ne suffit pas à soi seul à dessiner un humanisme… On rappellera en outre que le philosophe musulman Averroës fut un véritable passeur entre Aristote et saint Thomas d’Aquin ; mais je crains qu’à ce titre, il n’ait davantage influencé la religion chrétienne que la musulmane.

Dans la ligne de saint Thomas et de son prédécesseur Jean-Paul II, Benoît XVI s’efforce de jeter un pont entre la foi et la raison. En cette époque de fidéisme et de superstition, faudrait-il le lui reprocher ? Il réclame notamment qu’en matière religieuse comme ailleurs, ce soit la liberté qui soit la règle, non la contrainte.

Les démocrates devraient-ils lui en faire grief ? Le problème d’aujourd’hui n’est donc pas ce qu’a dit le pape, si respectables qu’aient été ses paroles. Le problème d’aujourd’hui, c’est son droit de les dire en toute quiétude. Il peut paraître étrange au pays de Voltaire qu’il faille défendre le pape et l’Eglise catholique contre le fanatisme. C’est pourtant désormais ainsi. Plutôt que de déplorer lâchement sa « maladresse », je réclame hautement pour Benoît XVI, comme hier pour Rushdie et pour le dessinateur danois, le droit à cette « maladresse ». J.J.

Jacques Julliard, directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur

(le jeudi 21 septembre 2006)

(1) Doctrine selon laquelle le Coran n’est pas « incréé » mais créé. Il estime donc qu’il doit être interprété à la lumière de la raison et laisse à l’homme une part de libre-arbitre.

1 réponse à NouvelObs – Jaques Julliard: Benoît XVI: Quelle maladresse ?

  1. ajm dit :

    Amusant. Mais encore un qui parle d’Averroès sans le lire.

    Averroès a lu beaucoup de traductions de textes grecs et en a parlé, en partie en bien, lorsque cela correspondait à ses idées personnelles. Et il est vrai que c’en fut déjà trop pour les plus intégristes de ses contemporains. Et il est vrai aussi que beaucoup d’Euopéens ont appris à connaître les penseurs grecs par cette intermédiaire, par ce détour incongru.

    Mais Averroès était un pur Musulman: lorsqu’il parlait de l’homme, de l’être humain, il pensait au Musulman, pas à ce que nous appelons un Homme au sens des Droits du même nom. Averroès, comme tous les juristes musulmans, était un avocat du djihad:

    http://ajm.ch/wordpress/?p=41

    Sur cette base, tout un chacun peut juger s’il est possible ou non de faire une exégèse des textes islamiques qui rende le djihad pacifique.

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