L’armée des nombres

L’armée suisse se congratule hier, au téléjournal de la RTS, du résultat de sa campagne d’amendes, introduite il y a peu en remplacement du “trou” de grand-papa. 4,5 millions de rentréaes supplémentaires en 2011, le bénéfice pécuniaire est indiscutable.

La dernière modification du règlement militaire a étendu cette pratique à la quasi totalité des infractions selon des tarifs pour le moins aléatoires: 100 à 500 francs pour une bringue avec les copains, au bon coeur de l’officier de service, pourboire non compris.

Si la chose peut se comprendre dans les cas de manquements aux tirs obligatoires, l’extension du système à tous les domaines de l’activité militaire semble poser divers problèmes.

Un problème moral

Tout d’abord, l’immanence de la justice, soit la corrélation directe entre la faute et la sanction, disparaît tout à fait. Ce lien de cause à effet indispensable, surtout à l’âge de l’école de recrue, et surtout à titre exemplaire, cette confrontation virile aux conséquences de la contestation de l’autorité, se dissout devant la plus basse expression de la bureaucratie. Alors quoi, le refus d’ordre resterait sans conséquence immédiate, le petit lieutenant sortant son calepin pour rajouter un nom à la liste des têtes rebelles en patience d’un bulletin rose payable sous soixante jours ? J’extrapole à peine.

Ce système, faible dans son principe comme dans son esprit, a pour effet, ni plus ni moins que d’inoculer à la hiérarchie militaire une mentalité de contractuelle, propre uniquement à susciter chez le citoyen-soldat le même réflexe que chez  tout automobiliste du XXIe siècle, ras-le-bol, exaspération, défiance, servilité.

A ces légions de parents ravis que leur moutard aille enfin apprendre la vie, la prestigieuse armée suisse répond par des bataillons de petits gradés changés en Marie-Pervenche. Les bras levés pour le salut prennent des allures d’essuie-glaces. Le tout dernier rempart d’une lointaine valeur d’engagement communautaire s’est transformé soudain en camp d’entraînement de la répression administrative.

Car, un bulletin rose, n’est-ce pas la plus lâche manifestation de l’autorité, une note, abandonnée à la sauvette par un subalterne sur un pare-brise de fortune et qui laisse le fautif seul avec son crime. Un bulletin rose c’est juste la volonté de punir sans la volonté d’enseigner.

L’armée ne fait sans doute que suivre la société civile dans ses réformes. Il n’y a pas de raisons alors qu’elle ne la suive pas aussi dans ses excès: obligation de faire du chiffre, avantages attaché au «rendement », disparition totale du dialogue etc. Le contraire d’une société intelligente.

Un problème philosophique

L’autre problème réside dans l’inversion de valeurs que trahit cette inversion de méthodes. Une société qui remplace la privation de liberté par la peine pécuniaire renvoie deux messages: Premièrement, l’argent vaut plus que la liberté, la seule punition valable est la privation d’argent et de la jouissance qui lui est attachée. L’argent vaut plus, même, que de conserver le droit à la compagnie des hommes. On ne peut trouver plus belle profession de foi matérialiste. Le justiciable tendra alors à son amendement dans le fait de gagner plus d’argent plutôt que de mieux vivre avec les hommes.

Deuxièmement, l’abandon définitif de toute aspiration pédagogique, l’argent valant finalement plus que la capacité à s’intégrer librement dans une société harmonieuse. L’autorité démissionne volontairement de sa mission première de garantie de l’ordre social au motif qu’elle lui coûte trop cher et ne lui rapporte pas assez.

Or c’est là une erreur grave, une société d’hommes libres et équilibrés revient toujours moins cher à l’Etat qu’une population réprimée, à l’affût de toute occasion de frauder. Une société de valeurs assure elle-même, gracieusement et de bon coeur, la défense des principes et de l’ordre qui garantissent ses libertés. C’était d’ailleurs le principe même de notre armée, une armée de citoyens libres, mais c’était avant que les notions d’Etat et d’élites ne se retournent contre le peuple à des fins de contrôle.

Un problème de justice

Si la recrue n’a pas encore touché sa solde de 4 francs par jour et, ne peut, par conséquent, régler son amende à la caisse de la troupe, la charge du recouvrement incombera alors à l’autorité civile, fédérale ou cantonale. Ledit recouvrement sera alors soumis au régime de la considération du revenu. Une bonne part des jeunes gens de 19 ans n’en ayant aucun, la procédure se terminera en acte de défaut de bien, un handicap certain à l’heure de prendre un appartement ou un leasing. Pour éviter pareil opprobre, l’amende sera réglée, le plus souvent, par les parents, ce qui achèvera de priver la mesure disciplinaire de sa seule vocation, son aspect pédagogique, le principal intéressé n’étant pas en mesure de supporter le poids de sa peine et y échappant donc sans la moindre conséquence. Un coup dans l’eau à tous points de vue.

Ce transfert de souveraineté de l’armée aux guichetières des administrations cantonales, désormais chargées de faire régner l’ordre dans les rangs, achèvera certainement de consommer l’idée de l’incapacité de notre armée à conserver un sens et, par conséquent, car l’un et l’autre restent inextricablement liés, une utilité. En effet, l’armée d’une société qui n’a plus de valeurs à défendre, n’a plus de raison d’exister.