Affaire Tecia: la géométrie des certitudes

Tecia

Il y a quelques jours, les autorités de la ville de Genève ont placé une plaque commémorative en mémoire de Bartholomé Tecia.

Le 10 juin dernier, le maire de Genève, Sandrine Salerno, Marcia Kran, du haut commissariat des Droits de l’Homme, et Charles Beer, président du conseil d’état, ont assisté à l’inauguration d’une plaque épigraphique en mémoire du jeune Bartholomé Tecia, noyé dans le Rhône pour crime d’homosexualité en 1566, nous dit la Tribune de Genève.

Les édiles ont fixé plaque et mémoire, puis ils ont fait un pas en arrière et ils ont applaudit, « des « bravos » ont même salué l’intervention de Sandrine Salerno« , conclut la TdG.

Le texte de la plaque dit ceci:

« BARTHOLOMÉ TECIA. Étudiant piémontais âgé de 15 ans, dénoncé, torturé et condamné le 10 juin 1566 à être noyé en ce lieu, pour crime d’homosexualité.

Aujourd’hui, l’orientation sexuelle et l’identité de genre doivent être reconnues universellement comme étant des droits humains fondamentaux.

À travers le monde, des personnes continuent d’être discriminées, persécutées et condamnées du seul fait de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre.

Posée le 10 juin 2013 à l’initiative de network. » (source).

Un peu d’histoire

En 2011, la Tribune de Genève, qui a suivi l’aventure de l’autorisation de la plaque depuis près de 5 ans avec passion, titre qu’il « aura fallu attendre 2005 » pour que le dossier relatif à la condamnation de Bartholomé Tecia soit enfin publié par les archives d’Etat de Genève. L’essentiel de la communication se faisant sur le mode de cette vérité gênante qui peine tant à sortir du placard. La Tribune de Genève fait en réalité référence au fac-similé numérisé.

L’histoire de Bartholomé Tecia, que la ville de Genève redécouvre aujourd’hui, est connue depuis des décennies, et ce pour une raison bien précise, elle implique une personnalité, l’écrivain, poète et écuyer du roi Henri IV, Théodore Agrippa d’Aubigné. En 1947, dans « Le premier séjour d’Agrippa d’Aubigné à Genève » (1), Eugénie Droz fait lecture de passages entiers du dossier Tecia, la chose est donc bel et bien connue.

En 2007, une étudiante de l’université de Genève, Sonia Vernhes Rappaz, publie un mémoire de licence remarqué sur les noyades judiciaires dans la Genève calviniste de 1558 à 1620. L’affaire Tecia attire alors l’attention de l’auteur Jean-Claude Humbert qui en tirera une pièce de théâtre, l’année suivante, intitulée « Bartholomé Tecia, un procès ordinaire » (2).

Lors de la promotion de la pièce, la Tribune de Genève insistera exclusivement sur l’aspect romancé d’un Bartholomé Tecia victime d’une homophobie éternelle:

« Chaque fois que je descends la Corraterie et que j’arrive au bord du Rhône, je pense à ce pauvre Bartholomé! […] 

«J’ai ressenti beaucoup d’émotion à la lecture des minutes du procès», confie Jean-Claude Humbert. «Je suis de cette génération qui a subi le sida. Une soixantaine de mes amis en sont morts. Et cet ostracisme qu’a vécu Bartholomé Tecia, je l’ai aussi ressenti. La mise en accusation de la différence – quelle qu’elle soit – est hélas toujours d’actualit黫 ;

l’on parlera « d’hérésie en amour« ; le ton est donné (source).

Trois ans plus tard, le même quotidien glosera sur les « bûchers de Sodome« , parlant d’une affaire qui « gêne les historiens« . Ce parfum d’interdit, ajouté au rabâchage de la version d’un martyr de l’homosexualité, finira par éveiller la curiosité de l’association genevoise homosexuelle Network gay leadership qui fera les démarches nécessaires à la pose de la plaque.

La fiction se substituera bientôt à la réalité; la presse en viendra à reprendre, sous le titre « chronique macabre« , des passages entiers du communiqué de Network pour rendre une description de la noyade de Bartholomé Tecia qui ne figure pas, à notre connaissance, dans les sources:

« L’agitation est à son comble. Pieds et mains liés, il est escorté par le lieutenant de justice et par deux « ministres de la foi », puis hissé dans une barque en compagnie du bourreau et des pasteurs, qui l’accompagnent pour recueillir ses ultimes confessions. Sur la rive, le lieutenant de justice attend.

Pleure-t-il? Supplie-t-il? Une fois au milieu du fleuve, le jeune homme dont on ne peut distinguer les traits est immergé et maintenu sous l’eau par le bourreau. Il se débat, luttant dans un dernier espoir, puis renonçant il s’asphyxie. Son corps sans vie est ramené dans la barque, puis sur la berge.

Ultime marque d’infamie, il est attaché sur une claie, traîné jusqu’au gibet de la ville pour être enterré dans le cimetière des condamnés.

La foule s’est tue. Le spectacle a rempli sa fonction et semé l’effroi. Bartholomé Tecia a subi une peine exemplaire« ;

une façon très poétique de noyer la source, si l’on peut dire.

Les sources

Les Archives d’Etat de Genève tiennent sous cote P.C. 1e série 1359 ce qui s’avère être le dossier pénal de l’affaire Bartholomé Tecia. La très grande majorité des pièces sont rédigées dans une écriture cursive notariale fin XVIème de la pire facture, ce qui les rend très difficiles d’accès. Le cahier est composé de 15 foli recto verso, comprenant la déposition d’Emeric Garnier (folio 1), celle de Théodore Agrippa d’Aubigné (f. 2), l’interrogatoire d’Agrippa d’Aubigné (f. 3), celui de Garnier (f. 4), le premier interrogatoire de Bartholomé Tecia (f. 5), suivi d’un second (f. 6), puis d’un troisième (f. 7), puis de ce qui apparaissent être les conclusions de l’enquête (f. 7v-9r), l’acte d’accusation (f. 10), le prononcé de la sentence (f. 11) et le commentaire du jugement (f. 12-13), les autres feuillets étant laissés libres.

Exceptions graphiques, les deux premières dépositions et surtout celle de Théodore Agrippa d’Aubigné figurent dans une écriture bien plus accessible, qui pourrait fort bien être celle de jeunes étudiants appliqués. Cette dernière étant rédigées à la première personne, il n’est pas exclu qu’il s’agisse-là d’un autographe original de l’auteur des Tragiques.

Le contexte

Le moins que l’on puisse dire est que l’association Network  n’a pas fait les choses à moitié. Lesite de la ville de Genève se fait en effet l’écho de la documentation réunie à l’appui de la cause de la mémoire de Bartholomé Tecia. On y trouve, entre autres, une transcription de la sentence ainsi qu’un explicatif du « contexte historique et judiciaire » de la main même de l’historienne Sonia Vernhes Rappaz. Dans son article, Mme Vernhes Rappaz nous explique le quotidien de ces jeunes étudiants en théologie de 15 ans, en pension chez Théodore de Bèze, couchant dans le même lit, dans une promiscuité habituelle pour l’époque, et dépeint en quelques mots les moeurs juridiques de la sorte d’ « inquisition » protestante qui avait cours alors en la République de Genève pour conclure enfin sur une définition de la sodomie légale.

Les faits

« Des jeunes gens issus de différents horizons, attirés par la renommée des enseignements et la réputation du Collège et de l’Académie créés en 1559, sont envoyés par leurs familles ou leur village pour étudier la théologie à Genève. Les deux institutions rassemblent jusqu’à 2000  écoliers et étudiants, un nombre important pour une ville qui compte environ 15000 habitants.

Arrivant d’Italie mais aussi d’Allemagne, des villes helvétiques ainsi que de diverses régions de France, ces étudiants n’ont parfois que le latin comme langage commun. Tous ne sont pas riches et certains subviennent à leurs besoins grâce à des bourses octroyées et gérées par la Seigneurie de Genève et la Compagnie des pasteurs. En général, ils sont hébergés par des habitants de la ville ou dans les familles des enseignants« ,

écrit Sonia Vernhes Rappaz.

Le 27 mai 1566, Emeric Garnier et Théodore Agrippa d’Aubigné, tous deux âgés de 15 ans et originaires de Pons en Saintonge, déposent plainte contre leur camarade d’études Bartholomé Tecia, originaire, quant à lui, de Villareto en Piémont.

Dans sa déposition, Emeric Garnier écrit ceci:

« Premierement, il advint que quand les Ministres deurent venir en la classe pour interroquer, le maistre dict que celuy qui ne sçaroit ce que les Ministres demanderoient, seroit batu. Or, moy, à cause que j’avoys esté absent de la classe quatre moys, je ne pouvois pas sçavoir, sinon que j’estudiasse beaucoup. La cause pourquoy j’avoys esté absent est pour ce que je m’estoys rompu la cuisse. Or, advint que le soir, après avoir prié Dieu, pour aller coucher, je dis à Tecia se yl luy plaisoit que j’allasse estudier avec luy. Il me respondit que ouy, ce que nous fismes et devant qu’estudier, il pria. Ce qu’estant faict, nous estudiasmes quelque pou, et après avoir estudié, il me dit:  « J’ay grand cheau ». Alors, il se despouilla nud et mit bas ses chausses et moy me jouant avec luy, luy baillay un coup sur les espaules. Or, luy me print et avec force me desaguillota et me mit sur ses genouls. Je pensois qu’il se voulsist jouer avec moy, et me mettoit ses parties honteuses à l’entour des fondemens. Moy, voyant qu’il me vouloit faire un tel acte, je m’efforçay de m’oster. Toutefois, il me tenoit si serré qu’à peine m’en peu-je oster et fit ce qu’il peut pour le faire et moy pour luy resister… » (1).

Agrippa d’Aubigné vit une expérience presque semblable mais se veut plus prudent dans sa déposition, n’étant pas sûr ne pas avoir rêvé:

« Premierement, il advint que couchant avec ledict Tecia, il y a environ troys moys (comme j’ay desjà dict à Messieurs, je ne pourroys pas jurer que cela ne me fust advenu en songe), je m’esveillay environ la minuict, et en soursault, et trouvé ledict Tecia, lequel vouloyt entrer en moy par les fondementz. De quoy, estant bien esbahi, je me tourné vers luy en disant telles paroles en latin: « Comment estes-vous si meschant de me fayre cela? » Et me dist: « Allez, allez petit galant, petit chiard ». Et ainsi usay de beaucoup de telles parolles envers luy. A la fin, ne sachant que dire, me tournay de l’autre costé » (1).

La raison de la prudence du jeune Agrippa d’Aubigné est fort compréhensible, dans ce genre d’accusations, pour les besoins de l’enquête, les plaignants sont emprisonnés au même titre que l’accusé. Une conséquence vraisemblablement connue des deux jeunes gens et qui semblent plaider en faveur du sérieux de leur déposition.

Cette prudence se manifeste une fois encore dans l’attitude des deux collégiens, qui préfèrent en parler à Tecia lui-même plutôt que d’alarmer le maître de maison. Ainsi, après la Cène, décident-ils d’aller lui parler:

« Puis de rechef, y retournasmes après cinq heures. Or, quand nous y fusmes, il nous dict ancores: « Si le maistre nous trouve, il nous battera ». Alors, je luy dis: « Je vous veux dire un mot », et luy racontay ce qu’il m’avoyt faict, ce qu’il ne nya pas, et puys quand nous voulusmes sortir, il nous dict: « Laissons ces choses et qu’elles n’aillent point plus avant, j’en suys bien marry » » (1).

Cependant, Agrippa d’Aubigné, « tout troublé« , décide de s’en ouvrir à un camarade pour qu’il lui donne conseil, c’est ainsi que l’affaire remontera à Théodore de Bèze.

Emprisonnés, Emeric Garnier et Théodore Agrippa d’Aubigné ne retireront pas leurs accusations.

Le lendemain, 28 mai, les deux plaignants sont sortis de prison et confirment leurs dires. Agrippa,

« ayant juré, est interrogé du temps et cas de sa détention, respond estre detenu dès hyer pour ce que ung escolier Italien, demeurant chez M. le Principal (c-à-d  chez Théodore de Bèze), le voulut la nuict bougrer » (1).

Mme Vernhes Rappaz précise:

« Les juristes et les magistrats ont recours au nom « savant » de « sodomie » dérivé du latin médiéval alors que la population utilise plus souvent le mot « bougrerie ». Le terme de « bougre », déformation du mot « bulgare » ou « bogomile », désigne les membres d’un mouvement hérétique du Moyen Âge dont les croyants étaient souvent accusés d’homosexualité. » (source).

Bartholomé Tecia comparaît, on le confronte aux accusations de ses camarades, il nie tout avant de passer aux aveux, le lendemain, expliquant comment il a pris ces habitudes en pension chez un docteur de Carignan. Partant, les interrogatoires se répéteront exigeant toujours plus de détails. Le 10 juin, Tecia est condamné:

« Nous Sindiques juges des causes criminelles de ceste cité ayans veu le procès criminel fait et formé par devant nous à l’instance et poursuite de nostre lieutenant esdites causes instant contre toy Bartholomé fils de Bastian Tecia  en Vilars Val de Luserne en Piedmont, escolier habitant à Genève. Par lequel et tes volontaires confessions faites et réitérées en nos mains nous conste et apert que t’estant dès ton jeune age abandonné à commettre l’horrible et détestable crime de sodomie et souffert qu’il fust perpétré en ta personne.

Au lieu d’amender ta vie pendant tant d’années que nostre Seigneur ta despuis suporté et attendu en patience T’ayant en oultre fait tant de grâce  de t’amener icy en son église pour y estre instruit en sa crainte et bien cognoistre la grandeur et énormité de ton forfait. Néanmoings tu as en icelle despuys peu de temps en ça attenté de commettre de nouveau un tel crime à l’endroit dautres personnes et l’eusses acomply si Dieu par sa bonté ne leur eust fait grâce de te résister. Cas et crimes méritans griesve punition corporelle. A ces causes et autres instes nous à ce mouvans séans pour tribunal au lieu de nos ancestres selon nos ancienne coustumes. Apres bonne participation de Conseil avec nos citoiens.

Ayans Dieu et ses saintes escriptures devant nos yeux et invoqué son saint nom pour faire droit jugement disans au nom du père du fils et du saint esprit amen. Par ceste nostre diffinitive sentence laquelle donnons icy par escript. Toy Bartholomé Tecia condamnons a estre lié de cordes mené hors la Corraterie sur le fleuve du Rosne et la en iceluy estre noyé et submergé fasson accoustumée tellement que l’ame soyt séparée de ton corps et ainsi finiras tes jours pour estre en exemple aux autres qui tel cas voudroient commettre.

Et à vous nostre lieutenant commandons de mettre nostre presente sentence à deu et entière exécution.

Prononcé le lundy Xe de juing 1566 en ledit jour exécuté. » (source).

Le jugement est rédigé par Germain Coliadon ou Colladon (1509-1594), l’avocat de l’accusation dans le procès contre Michel Servet.

Le commentaire précise encore:

« Veu le procès contre Barthelemy Tecia, prisonnier, et les depositions de Emery Garnier et Theodore Agrippa avec les interrogatz, et tout bien considéré, attendu que ledict Tecia est convaincu d’avoir […] attenté de commettre le crime abhominable de sodomie et contre nature en la personne dudict Agrippa […] et dudict Emery Garnier, après avoir faict luy-mesmes la prière à Dieu […] il est coulpable dudict crime qui mérite la mort. Et en semblable cas […] a esté condamné et executé ung jeune compaignon imprimeur, qui avoit attenté seulement une foys en la personne d’ung jeune enfant cheux Rivery, imprimeur; et aussy une jeune garce chambriere, qui fut noyée pour avoir abbusé et attenté telles villennies avec une jeune fille, aussi est à craindre que ledict Tecia continue en telle abhomination et, puys qu’il a pleu à Dieu que cela soyt revelé, faut que la punition exemplaire s’en ensuyve. Et neantmoings pourra estre encore pressé en la restraignade du Crotton et luy presentant la torture, pour sçavoir […] si luy n’a pas faict le semblable à d’autres que lesdicts Garnier et Agrippa » (1).

La restraignade du Crotton était une petite construction, à quelques pas de l’Hôtel de Ville, où les autorités judiciaires avaient, semble-t-il, coutume de pratiquer une méthode de torture du nom d’estrapade. Cependant, ce qui apparaît principalement comme une explicitation jurisprudentielle, ne paraît pas fonder, au contraire de ce que semble affirmer Mme Vernhes Rappaz dans son commentaire, la certitude que Bartholomé Tecia ait bien été soumis à la torture. La locution « et neantmoings pourra estre encore pressé en la restraignade du Crotton et luy presentant la torture » semble plutôt constituer la possibilité légale plutôt que le fait avéré. Ceci étant dit, le très bref coup d’oeil que nous avons jeté sur les documents ne nous permet en aucun cas d’être catégorique.

Le même doute substantiel pourrait peser sur l’exécution de la sentence en l’absence de frais de salaire du bourreau et autres dépenses accessoires dans les comptes de la ville. Au Moyen-Age, de nombreuses sentences inquisitoriales seront exécutées en effigie, l’on brûlera une réplique en carton du condamné pour l’exemple, se contentant de la confiscation de ses biens ou de l’exil en guise de réparation, et ce même en cas de sentence de mort. Ceci étant dit, rien ne nous permet en l’état de douter de l’exécution de la sentence et nous savons la justice de la Rome protestanteassez sévère pour ne pas avoir retenu son bras en cette matière. Mais, là encore, le temps nous a manqué pour chercher.

Confusions des genres

Loin de nous l’idée de contester l’extrême dureté de la justice calviniste de l’époque, mais il semble toutefois que, dans son enthousiasme à corriger l’homophobie aux quatre coins du monde et jusqu’aux confins de l’histoire, l’association Network ait péché par témérité, sinon par excès de zèle.

Tout d’abord, le reproche selon lequel il ne convient pas de juger du passé par la lorgnette des idées du temps présent est certes classique mais peut être adressé en l’occurrence. D’autant plus que de ce premier postulat en découlent plusieurs autres.

Par exemple, l’homosexualité est vue aujourd’hui comme le droit inhérent à tout individu de vivre pleinement son attirance pour une personne du même sexe; il s’agit d’amour sinon strictement d’attirance. Au XVIème siècle, le monde régi par la contemplation du droit naturel ne connaît pas cette définition et ne peut penser que sur un axe allant de ce qui est conforme à ce qui est contraire au droit naturel. Ainsi, ce n’est pas la communauté homosexuelle qui est visée en tant que telle – en ce qu’elle n’existe tout simplement pas – mais le fauteur d’un acte jugé comme « contre-nature« , pour reprendre les termes du procès. Il est ainsi impossible d’accuser l’époque passée d’homophobie au sens où on l’entend aujourd’hui. En conséquence, des stances lapidaires telles que:

« Bartholomé est victime d’une société qui condamne l’homosexualité« ,

paraissent aussi injustes que la sentence dont il a été l’objet.

Cette première confusion semble reposer sur une volonté tacite de l’association Network de présenter la sodomie comme l’acte d’amour spécifique à la communauté homosexuelle. Là encore, l’idéologie ne résiste pas à l’exposé des faits, même à notre époque, ramener l’homosexualité à la pratique de la sodomie semblerait excessivement réducteur. Le dernier extrait que nous venons de lire concernant la « garce chambrière » suffit à démontrer que c’est bien l’acte en tant que tel, et non en tant que révélateur communautariste, qui est dénoncé (3).

Or, cela, l’association Network ne saurait l’ignorer, qui renvoie à l’excellent article de Mme Vernhes Rappaz expliquant pourtant bien que:

« Le terme de sodomie désigne une relation sexuelle anale entre deux hétérosexuels, mais il englobe également la masturbation, les relations homosexuelles masculines ou féminines, le viol d’un jeune garçon impubère ou encore la « bestialité ». Les juristes rassemblent ainsi sous l’appellation commune de sodomie tout acte sexuel sans finalité procréatrice. Considérée comme un acte contre nature, « la sodomie est d’abord crime moral : blasphème, transgression des lois divines ».« 

Cependant, dans son dossier de presseNetwork, sous le couvert de la réputation scientifique de Mme Vernhes Rappaz, travestit, sans crainte des paradoxes, la précédente définition en ceci:

« La sodomie est le nom savant qu’utilisent à cette époque les juristes ou les magistrats pour désigner les relations sexuelles entre deux personnes du même sexe, que ce soient hommes ou femmes.« 

C’est, de toute évidence, la deuxième confusion et celle-ci paraît difficilement être fortuite.

A cette volonté délibérée de ‘faire mousser’ le sujet, vient s’ajouter un penchant exagéré pour la mise en scène; toujours dans le dossier de presse:

« La rumeur enfle, peu à peu la foule s’assemble. Hommes, femmes, enfants, certains sont venus tout exprès, d’autres se sont détournés de leurs activités quotidiennes.

Les berges sont glissantes. Quelques altercations éclatent. Des hommes prennent place sur des barques pour mieux voir le spectacle du supplice car c’est en ces lieux que se déroulent les exécutions par noyade.

Sabots des mules, roues des charrettes, heurts métalliques des armes, cris… au milieu du tumulte, le condamné arrive. Il est jeune, il n’a que 15 ans.« 

Ceci n’est pas de l’histoire, à plus forte raison quand la réalité de l’application de la sentence est encore en attente d’une confirmation.

L’imposant appareil décoratif est, à lui seul, l’aveu que la simple vérité ne suffisait pas à l’érection du mythe du jeune martyr homosexuel. Ce salmigondis mélodramatique peine d’ailleurs à cacher la profonde misère de la crudité des faits.

Car l’histoire est avant tout art de collection des preuves. Si l’on ne peut juger ici de la justesse et de la pertinence des pensées et croyances d’antan, si l’on ne peut se prononcer sur la bonne foi ni des uns ni des autres, si l’on peut, certes, regretter l’inutile sévérité de la sentence comme des moyens de preuves, l’on ne peut cependant balayer d’un revers de la main les dépositions des plaignants. Innocenter Tecia pour simple fait d’homosexualité au XXIème siècle serait aussi injuste que le contraire au XVIème. Or, que disent-elles ces dépositions ? Que Bartholomé Tecia a exercé une contrainte sexuelle sur la personne de deux garçons, se rendant coupable de tentative de viol et de harcèlement. A ce titre, en Suisse, à notre époque, il est a peu près certain qu’il eût fait de la préventive et ait été condamné à une peine privative de liberté, fût-ce avec sursis. Et jamais personne n’aurait eu l’idée d’exciper du caractère homosexuel de ses actes pour justifier de son innocence et l’ériger en victime du système. Seulement voilà, il y a eu une pièce de théâtre, une association et de l’eau sous les ponts. La condamnation de la peine de mort n’est pas en cause ici, mais que les autorités aient pu applaudir à l’endroit présumé de l’exécution d’un jeune homme vraisemblablement coupable de tentative de viol et de harcèlement est tout simplement glaçant.

Quand on crée une icône, encore faut-il s’assurer que l’on est bien en présence d’une vierge pure. Une condamnation pour sodomie ne saurait suffire à exonérer Bartholomé Tecia des circonstances. Ce n’est pas l’injustice d’une condamnation exagérée qui innocente un homme, c’est l’absence de crime.

L’on ne peut reprocher aux membres de Network d’avoir été sensibles à l’histoire de Bartholomé Tecia, on peut toutefois leur reprocher de ne s’être pas contentés de la vérité. L’histoire et la mémoire ne sauraient être les jouets des idéologies de l’instant.

(1) DROZ, Eugénie, « Le premier séjour d’Agrippa d’Aubigné à Genève » in Bibl. d’humanisme et Renaissance, 9, 1947, 169-173.

(2) Éditions de Limargue, 2008, 65 p. [Mise à jour 26.06.2013 – Dans un commentaire publié sur le site de la Tribune de Genève, M. Humbert précise que: « « Bartholomé Tecia, un procès ordinaire » a d’ailleurs été déposé auprès de la SSA le 9 janvier 2006, sous le N° CH 03119 » et précède par conséquent la publication du Mémoire de licence de Mme Vernhes Rappaz.]

(3) En outre, selon Mme Vernhes Rappaz, « de 1444 à 1662, date de la dernière exécution à Genève pour « sodomie », 31 hommes et 2 femmes furent condamnés à mort pour un tel crime« . Voir aussi le comptage des exécutions par noyades judiciaires à Genève de 1558 à 1619 exécuté par Mme Vernhes Rappaz.

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