François Schaller : « J’ai toujours eu de mauvaises fréquentations »

 

Il est des voix qui crient dans le désert et n’ont que la persévérance pour contrer le concert unanime de médias alignés. Des journalistes dont la pertinence frappe au cœur des doxas, secrètement haïs, redoutés, parfois même respectés pour faire la lumière là où il fut décidé que régneraient les ombres.

François Schaller est sans doute le dernier d’une caste de critiques liés, enchaînés, comme malgré eux, par l’évidence de certains faits. Un accident de parcours dans l’horizon policé d’une presse maintenue à bout de bras pour offrir le spectacle permanent de la docilité institutionnelle. Il semble que l’avenir politique de notre pays relève encore de personnalités affranchies des contingences les plus convenues. Frappé du mal de l’objectivité, Schaller s’est toujours bagarré pour l’indépendance, la liberté intellectuelle et politique. L’ancien rédacteur en chef de l’Agefi prend aujourd’hui sur lui d’ouvrir le financement d’un projet essentiel : faire la lumière, débusquer la réalité de la libre circulation et des Bilatérale I. S’autoriser, en somme, ce qui n’était pas permis, interroger sans a priori la vérité ambiante (bilatinvestigation.ch). L’appel de fonds poursuit son bonhomme de chemin. A nous de savoir si nous voulons en faire une voie  solide vers plus de souveraineté. « Là où il y a une volonté, il y a un chemin« , prête-t-on à Lénine. La volonté, elle, est là.

François Schaller donne de la perspective à son projet dans une interview exclusive.

 

ASIN : Où vous situez-vous politiquement ?

François Schaller : Je suis un libéral-radical. Un radical jurassien de quatrième génération, de nom probablement soleurois à l’origine, de famille catholique. Un libéral national pragmatique qui a considéré de manière très critique le néolibéralisme comme une phase historique de mondialisation. Utile pour décloisonner le système économique global hérité du colonialisme et de deux guerres mondiales. Cette période a beaucoup bénéficié à la Suisse. Nous sommes entrés depuis des années dans la phase suivante, toujours dominée par de grandes puissances, leurs vastes marchés intérieurs de plus en plus auto-suffisants. Leur protectionnisme naturel par la taille. Le mouvement s’est accéléré récemment. En tant que petit Etat, la Suisse a raison de proclamer la supériorité du libre-échange, et de protéger en même temps ce qui peut ou doit l’être. Son marché du travail en particulier, qui n’est pas assimilable au marché des capitaux, des biens et des services.

Le SECO, la gauche et les partis du centre nous assurent que la prospérité actuelle de la Suisse est un effet de la libre circulation. Que répondez-vous ?

C’est certainement faux. Il s’agit d’un effet de l’immigration, ce qui est très différent. La phase de croissance de ces dernières années, supérieure aux moyennes OCDE, est due en grande partie à l’immigration européenne. A la consommation et aux dépenses d’investissement qu’elle a induit sur le marché intérieur. Je suis fier d’avoir été le premier en Suisse à le dire et à l’écrire au début des années 2010. Ce qui ne change rien au fait que la Suisse n’avait absolument pas besoin de libre circulation des personnes pour accueillir toutes les ressources humaines européennes que son économie sollicitait. Ça n’a pas changé. Et si les Européens ne veulent plus venir travailler en Suisse, ou moins, ce n’est pas non plus la libre circulation des personnes qui les y incitera. C’est ce que l’on constate aujourd’hui.

Pourquoi faut-il supprimer la libre circulation si elle n’a pas effet ?

D’abord parce qu’il s’agit d’une contrainte et que les phénomènes migratoires sont en grande partie imprévisibles. Se priver de politique d’immigration au milieu d’un bassin de population d’un demi-milliard de personnes est insensé. Aucun Etat dans le monde ne prendrait ce risque. C’est comme si l’Union Européenne se privait de politique migratoire face à la Russie, à la Turquie, à l’Asie, au reste du monde.

Les Etats membres de l’Union l’ont pourtant fait les uns par rapport aux autres.

La finalité est très différente. Comme l’a rappelé récemment le président Macron, la libre circulation est un élément constitutif de la citoyenneté européenne. C’est un principe identitaire avec une certaine utilité pratique dont on ne veut plus se passer une fois qu’on l’a. Un peu comme l’euro. C’est pour cela que l’UE a tellement insisté pour que la Suisse adopte la libre circulation. En pensant que ça allait ensuite contribuer à convaincre les Suisses d’adhérer et de devenir des citoyens européens comme les autres. Mais l’histoire montre depuis des décennies que tout est imprévisible dans ce domaine. C’est pour cela qu’il faut reprendre le contrôle de l’immigration. Dénoncer la libre circulation pour qu’elle cesse de parasiter les relations bilatérales avec l’Europe. Plus on attendra par peur de représailles, plus ce sera difficile. Les Britanniques en font actuellement l’expérience.

Mais perdre les Bilatérales I à cause de la clause guillotine imposée par les Européens serait un drame pour notre économie, non ?

C’est précisément ce que nous aimerions clarifier avec notre programme d’investigation (bilatinvestigation.ch). Je me suis déjà penché sur la question, accord par accord, dans une enquête de 2015 qui n’était pas passée inaperçue en Suisse alémanique. Les Bilatérales I s’avéraient tellement inconsistantes du point de vue de l’accès au marché européen et des intérêts de l’économie suisse que c’était difficile à croire. Il s’agit de reprendre le travail pour l’élargir et l’approfondir. Les conclusions restent ouvertes.

Ne pensiez-vous pas en février 2014, comme l’UDC, que ces accords étaient tellement favorables à l’Union Européenne qu’elle ne voudrait surtout pas y renoncer ?

Je le pense toujours, mais il ne faut pas perdre de vue la dimension politique de plus en plus pesante de cette affaire : ce qui tétanise aussi l’économie suisse, c’est que l’idéologie européenne, sur la défensive, est devenue tellement irrationnelle que l’UE est capable de prendre des décisions contraire à ses intérêts et aux intérêts de ses membres. C’est pour cela qu’il faut examiner et évaluer le scénario du pire : que l’UE ne veuille plus des six autres accords sectoriels bilatéraux avec la Suisse. Que perdrions-nous dans ce cas ? Avec quelles alternatives ?

Seul journaliste romand à être ouvertement contre l’adhésion à l’Espace économique européen en 1992 (EEE), vous avez fait ensuite une carrière remarquée dans la presse. Comme rédacteur en chef de deux publications économiques en particulier. Comment survit-on dans ces conditions ?

Je comprends votre étonnement, mais ce n’est pas à moi de répondre à cette question.

A votre avis, la presse suisse est-elle réellement indépendante et objective sur la question européenne ?

Indépendante oui, et certainement sincère. Objective, c’est plus discutable. Les journalistes suisses ont longtemps pensé qu’ils étaient objectifs et rationnels sur la question européenne. Ils n’ont pas menti mais se sont beaucoup trompés. Comme l’UDC d’ailleurs, qui n’avait pas prévu que la vague d’immigration européenne allait favoriser la croissance pendant dix ans. Après quinze ans de crise immobilière dévastatrice et de réorganisation complète de l’économie. Ce qui a beaucoup manqué, et manque encore, c’est la diversité des approches, des hypothèses de travail, des méthodes. Le problème est moins dramatique en Suisse alémanique parce que la Suisse alémanique est plus peuplée. La diversité a aussi besoin de masse critique.

Pourquoi ce sentiment généralisé que les médias, publics et privés, fonctionnent comme relais de Bruxelles dans notre pays ?

Je ne crois pas qu’il s’agit d’un sentiment généralisé. Il n’y a pas de complot. Beaucoup de gens pensent qu’il est vain d’aller contre les rapports de force. C’est aussi un phénomène générationnel. La génération aujourd’hui descendante, mais toujours dominante, a été très idéaliste. Elle a complètement cessé de l’être. Elle est restée en revanche imprégnée de matérialisme historique et d’évolutionnisme. Elle a peur de se retrouver dans les poubelles de l’histoire plutôt que dans le camp des vainqueurs. Seuls les plus forts survivent, imposent leurs règles et leur morale. En Europe, ils se trouvent à Berlin, Paris et Bruxelles. A quoi bon les contredire ?

Comment voyez-vous l’avenir de la Suisse ?

La Suisse doit prendre une sorte de leadership informel des quelque 150 puissances secondaires et petits Etats revendiquant le droit à l’indépendance, à la neutralité et à l’ouverture. Face aux grandes puissances vouées à s’entendre et à se confronter au XXIe siècle pour le partage du monde en zones économiques et zones d’influence. Dont l’Union Européenne bien entendu. Les Suisses ont la légitimité et la crédibilité pour cela.

Que pensez-vous de l’ASIN ?

C’est une association qui ne se rend malheureusement pas bien compte de l’universalité de ce qu’elle défend. C’est peut-être pour cela qu’elle n’est pas très portée sur l’ouverture au sens large. Elle est aussi très identitaire, ce à quoi je ne suis guère sensible. Cela dit, j’ai toujours été intrigué et amusé par la répulsion dont cette petite entité faisait l’objet de la part de tout ce qui est un peu institutionnel dans ce beau pays si tolérant. C’est en quelque sorte l’incarnation du satanisme politique en Suisse. L’ASIN m’a invité plusieurs fois pour débattre. Je n’ai pas hésité. A droite comme à gauche, à gauche comme à droite, j’ai toujours eu de mauvaises fréquentations !

Propos recueillis par Adrien de Riedmatten

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