Centenaire de Hans Urs von Balthasar: Un lecteur répond à l’historien Yves Chiron

cliquerLe centenaire du théologien Hans Urs von Balthasar (1905-1968) n’est pas passé inaperçu. Tout le monde catholique en parle plus ou moins, même Yves Chiron, qui lui consacre la dernière édition de son bulletin Aletheia (numéro 78 du 4 août 2005). Pour résumés et succincts qu’ils soient, les renseignements biographiques fournis sont exacts et honorent un indéniable souci de rigueur historique. Mais le personnage de Balthasar prend ici une allure paradoxale et le jugement d’Aletheia étonnera sans doute les lecteurs habitués à une analyse quelque peu plus orthodoxe. A en croire l’auteur de ces lignes, Balthasar serait un des plus grands théologiens du 20e siècle, dont les écrits s’inscriraient à contretemps dans la ‘crise terrible’ de l’après-concile. Et une fois encore, monsieur Chiron prend occasion de son analyse pour exprimer son désaccord avec le livre récent de monsieur l’abbé Dominique Bourmaud sur le modernisme et Vatican II : on aurait tort de classer Balthasar parmi les néo-théologiens en rupture de Tradition.

On ne peut pourtant pas nier que Balthasar était visé par l’encyclique Humani generis de Pie XII. Le fait est reconnu par les historiens, entre autres Herbert Vorgrimler dans Bilan de la théologie du 20e siècle (tome 2, p. 692, Casterman, 1970). Comme Henri de Lubac (sous la direction duquel il mena ses études à Lyon de 1934 à 1938), comme Karl Rahner (avec lequel il travailla étroitement pour élaborer une nouvelle dogmatique, à Münich dans les années 1938-1939), Hans Urs von Balthasar était, dans les années qui suivirent la condamnation du néo-modernisme, un théologien suspect. Même s’il ne prit aucune part au concile Vatican II (il ne fut appelé au sein de la Commission pontificale de théologie par Paul VI qu’en 1969), sa théologie et sa spiritualité ne furent point absentes à Vatican II. Comme le souligne encore Herbet Vorgrimler (loc. cit. p. 693) son influence se fit sentir par l’intermédiaire de son maître Henri de Lubac et de son jeune disciple Joseph Ratzinger.

Une de ses oeuvres les plus représentatives de la nouvelle théologie a été republiée (c’est une reprise de la traduction française de 1955) en 2003 aux éditions Parole et Silence : La Théologie de l’histoire. L’original avait paru en 1950. Cet ouvrage traite de l’inclusion de l’histoire dans la vie du Christ, de la personne du Christ comme norme de l’histoire, de l’histoire vue à la lumière de cette norme qu’est le Christ. L’idée fondamentale « qui sera développée dans les œuvres ultérieures de Balthasar » (Vorgrimler, loc. cit. p. 694) est déjà présente ici : la prise en charge radicale de l’histoire par le Fils de Dieu, et la récapitulation du temps profane dans le temps de Dieu, précisément à cause de l’obéissance du Fils. Cette irruption de Dieu dans le temps n’est autre que la grâce. L’historicité de la grâce a son fondement théologique dans le fait que Jésus-Christ inclut l’histoire dans sa propre vie. On retrouve ici l’idée maîtresse qui se fera jour à Vatican II, avec en particulier la constitution pastorale Gaudium et spes. L’Eglise doit être présente au monde ce temps, c’est-à-dire au monde actuel radicalement sanctifié par la présence du Christ dans le temps. Ce qui implique que l’Eglise ne doit pas changer le monde pour le convertir, mais l’aider à expliciter ses propres valeurs qui sont déjà, en tant que profanes, des valeurs chrétiennes.

Remarquons que cette idée est l’idée fondamentale qui anime tout le texte publié par Yves Chiron en annexe de son bulletin : « Le chemin nous connaît ». La question posée est de savoir quels sont les rapports entre le temporel du monde et le Royaume du Christ. Une certaine conception ferait la distinction entre la création du temporel et son élévation gratuite au Royaume surnaturel. Or, nous dit Balthasar, l’Ecriture (Col, 1/16, 19-20 et Eph) nierait cette distinction. Car à travers la nature spirituelle de l’homme, assumée par le Christ, le temporel est de soi destiné au Royaume. Comment ? Il y aurait erreur à croire que c’est le temporel de soi temporel, avec ses productions purement matérielles, dont le perfectionnement va constituer le Royaume. En effet, ce perfectionnement des valeurs matérielles, comme celles de la technique, est un mouvement privé de sens. C’est en réalité le perfectionnement des valeurs spirituelles de l’homme, engagées dans le temporel matériel, qui va aboutir au Royaume ; et c’est alors un mouvement qui exprime et signifie l’unique perfection de Dieu, dans le Christ et à travers l’histoire radicalement chrétienne. Ce mouvement n’exprimera jamais adéquatement ce qu’il doit exprimer ; il y tend sans jamais y parvenir. C’est une quête perpétuelle et insatisfaite, dont seul le dynamisme est significatif, et non telle ou telle de ses étapes. L’article se termine sur une profession de relativisme, conséquente à cet évolutionnisme historiciste : « nous sommes des viatores, des errants ». L’assimilation entre état de voyageur ici-bas et état de doute et d’incertitude est abusive et fausse, mais elle est exigée par la logique qui anime tout le texte : le chrétien est par définition en état de recherche.

Ce texte renferme deux confusions caractéristiques du néo-modernisme. Première confusion entre la nature et la grâce, faute de faire la distinction entre la nature essentielle des choses et leur élévation à une perfectionnement gratuit et surnaturel : la phénoménologie, qui postule cette confusion, se contente d’examiner les choses telles qu’elles sont de fait dans le devenir concret de leur histoire. Balthasar est ici un fidèle disciple de Henri de Lubac. Deuxième confusion entre le perfectionnement spirituel et le perfectionnement surnaturel de l’humanité : le temporel devient plus chrétien et la moisson du monde est engrangée par le Christ dans la mesure où le monde devient plus humain et se spiritualise en tenant compte des aspirations de l’homme. Là encore, Balthasar ne se démarque pas de son maître.

Dans l’encyclique Humani generis du 12 août 1950, le pape Pie XII dénonçait avec fermeté le péril de cet historicisme, car il y voyait le point de départ des pires divagations. Monsieur Chiron affirme que les écrits de Balthasar s’inscrivaient à contretemps dans la crise terrible que connaissait l’Eglise de France. Cela reste possible, et c’est même fort probable. Comme de Lubac lui-même à la fin de sa vie, comme le cardinal Ratzinger depuis les années 80-90, comme René Laurentin encore tout récemment avec la publication de ses mémoires, Balthasar n’a pas pu ne pas être frappé en voyant les fruits amers qui découlaient du concile et de la nouvelle théologie. Mais il n’était pas question pour lui de remettre en cause les faux principes dont découlaient nécessairement ces abus. Telle est la quadrature du cercle qui empêchera toujours le néo-modernisme d’attaquer le mal à sa véritable racine.

JMG

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