Syrie: Exaltation de la Croix à Maalula

De passage à Tartus, Tortose, dernière possession franque d’Orient, dans un petit hôtel du quartier chrétien -pile en face de la magnifique cathédrale Notre-Dame de Tortose, où le grand saint Pierre a construit ce qui semble être la première chapelle en l’honneur de la sainte Mère de Dieu- avec vue magnifique sur… le mur. On avait demandé avec vue sur la mer, ce qui a fait rire le tôlier à gorge déployée: "Sur la mer, sur la mer", s’était-il exclamé dans un français aléatoire en montrant la fenêtre. Il n’avait pas tort, à travers les briques mal assemblées du mur qui voilait l’ouverture, il y avait du bleu, la mer. On lui pardonnera beaucoup, d’autant que son aînée, qui savait dire "salut" dans un français parfait (avec même un petit accent parigot, elle prend des cours nous a-t-on assuré), était sans doute la plus jolie chose sur laquelle il nous ait été donner de poser les yeux depuis que nous savons battre des paupières. Bref, le tôlier en question nous a envoyé prendre le souper chez les soeurs du couvent d’à côté, trois religieuses en bois de cèdre, genre athlètes du Christ pointure missionnaire, coeur de miel, aimées et respectées de tous, chrétiens comme musulmans, parfaitement francophones et qui nous ont énormément appris sur la Syrie et les rapports entre les diverses communautés qui peuplent ce pays de cocagne. Quand nous avons déclaré notre intention de partir visité la zone majoritairement chrétienne du Qualamoun (désert superbe au nord de Damas), la plus loquace des trois soeurs nous a dit d’un ton solennel: "Vous savez, je suis de Maalula". Nous étions le 12 septembre, le 13 nous allions découvrir ce qu’était Maalula.

Le Qualamoun est un ensemble de villages chrétiens depuis toujours, les habitants y parlent encore l’araméen (l’arabe, qui n’est pas si éloigné, a tendance a prendre le dessus, mais un courant récent se bat pour l’enseigner aux jeunes, un peu comme le patois d’Evolène chez nous, et ça marche). Le christianisme se partage entre la nébuleuse des Eglises d’Orient, mais, une fois n’est pas coutume, le catholicisme (syriaque) semble l’emporter sur l’orthodoxisme. Chaque 14 septembre, les Eglises d’Orient célèbrent d’une façon toute particulière la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix: Trois jours et trois nuits durant, s’élèvent de ces terres oubliées un cri d’amour et de joie époustouflant vers ce Dieu devenu homme pour les sauver, issu de leur peuple et qui parlait leur langue, une chose à peine croyable dans nos contrées de barbares nordiques, une bringue monumentale (j’aillais dire d’"enfer"…). Certains de ces villages sont chrétiens à 100%, Maalula compte tout de même 30% de sunnites ("We love each other", nous nous aimons les uns les autres, nous assurent les habitants, et ça se voit), petit village serti au creux d’un rocher, qui, selon la légende (dans le sens de legenda, "qui doit être lue") se serait écarté miraculeusement pour laisser passer sainte Thècle qui cherchait à fuir la soldatesque romaine. Renseignement pris, un éminent professeur de géographie de l’université de Mayence, spécialiste de la région, en mission en Maalula pour la énième fois nous a assuré qu’il ne voyait pas d’autre explication: "Ach, was, Komment ça une léchende? C’est Tieu ki a pouzé le roger, che ne fois pas d’autre explikassion possible", bref, quand la science parle, le touriste se tait. Le sentier tracé par Dieu dans le rocher est sinueux et très étroit, les jeunes vont s’y promener pour prendre le frais au bord d’un petit ruisseau laissé là pour désaltérer la sainte après sa longue course; force est de constater qu’on ne voit semblable configuration géologique absolument nulle part dans tout le pays…

Bref, fouette cocher, départ pour Maalula avec pour tout trésor un petit billet, une adresse en arabe écrit par la gentille bonne soeur: "C’est l’adresse de mon frère, il n’y aura plus de place libre nulle part, ni dans les couvents, ni dans les hôtels, vous verrez, il vous recevra très bien". Et bien je vous jure que ça fait une drôle d’impression de débarquer chez quelqu’un qui ne vous connaît ni d’Eve ni d’Adam, qui vous ouvre la porte en vous prenant sur son coeur, vous nourrit, vous loge, vous fait jouer avec ses enfants (dont le petit dernier, malin et joli comme tout, qui apprend à lancer la balle), vous présente à sa famille, une trentaine de personnes au bas mot si on s’en tient aux proches, comme si vous étiez un frère rentré d’Amérique, vous invite partout, vous fait la causette même s’il ne parle pas votre langue, s’en va coucher sur le canapé pour vous laisser la meilleure chambre et, finalement, prend congé de vous presque au bord des larmes… et j’exagère à peine! Tel que vous me lisez, j’en suis encore à me demander ce qui m’a retenu de brûler mon passeport et de poser le sac ad vitam aeternam

19h00, le soleil se couche tôt en Orient, des croix faites de deux néons croisés ou de bougies se mettent à briller devant toutes les maisons, le village s’illumine, on dirait Fourvière un huit décembre, Madame se fait belle, on habille chaudement le bébé, le désert est frisquet la nuit, j’attrape une chemise propre et départ pour la terrasse d’une vague cousine qui, elle-même sans nous avoir jamais vu, va nous accueillir comme l’enfant prodigue et nous régaler du vin doux de Maalula, d’Arak (l’ouzo, l’anisette locale) et d’une énorme pintade. Le pinard local n’est pas mauvais et fait penser à du Porto, boire est un privilège chrétien (et un péché-mignon musulman, mais ça c’est un secret; et puis tout est création d’allah et ce qu’allah a crée ne saurait être mauvais surtout quand c’est si bon), que dis-je, un symbole chrétien: Si toi chrétien, toi boire, et pas qu’un peu mon coco, tu peux me croire. Bref, c’est vaillamment que nous nous sommes mis à témoigner d’une foi plus ardente que jamais; l’ivresse mystique façon saint Jean de Dieu prend tout son sens à Maalula. On est venu de partout, de Turquie, du Liban, du Koweit, des Emirats, d’Europe, des Etats-Unis et même… d’Australie.

Ca fait déjà plusieurs heures que les jeunes dansent sur la place du village, la nuit tombe, des deux côtés du rocher apparaissent deux grands feux, l’un orthodoxe, l’autre catholique. Ces feux rappellent les signaux commandés par l’impératrice sainte Hélène pour prévenir Constantinople de l’invention de la Sainte Croix. Vont s’ensuivre quelque chose comme 5 heures de feux d’artifices, et encore, j’avoue ne plus avoir été en état de compter après un certain moment… comprenez-moi, tout occupé que j’étais à exalter la Sainte Croix. On mange, on boit, on dépèce la dinde à pleine main, Maalula n’est plus qu’une vaste danse, on fait virevolter la libanaise et la syrienne tout en cheveux ou la petite allemande rougeaude et proprette, on s’échange nos croix ou nos chapelets. Après une certaine heure, les jeunes lancent des bûches enflammées du haut de la montagne et la montagne s’illumine et n’est plus qu’un immense étincelle, des croix de feu s’allument et d’autres feux plus loin… indescriptible. Pour se dégriser, on monte au couvent sainte Thècle et on passe le défilé tout illuminé en pleine nuit en même temps que des milliers de jeunes et d’enfants, la fête reprend, les pétards repartent et ça n’arrête jamais, quelques musulmans (surtout des femmes, les hommes sont en bas) sortent au balcon. Retour à la dinde, où notre hôte est en train de charger le cadet à l’Arak histoire d’avoir la paix pour le restant de la soirée, ça nous change pas beaucoup du Valais, le problème c’est que le petiot commence à avoir une sacrée descente et que ce n’est plus aussi facile que l’année dernière…En bon petit Suisse bien sage je suis allé me pieuter, enfin je crois, au bout d’un moment, mais je peux vous dire que le lendemain, à 10h, ça dansait encore (et ça balayait déjà, parce que, et il faut le dire, ils aiment autant le balai que chez nous ces gens-là, on peut même se voir dedans).

Le 14, à 10 heures, c’est l’heure de la procession (là aussi, deux processions, l’une orthodoxe, l’autre catholique). Notre hôte nous mène à saint Lavandius (Léon), la paroisse syriaque catholique, pleine à craquer, moyenne d’âge 18-20 ans, les filles à gauche (je n’ai compris qu’à la fin pourquoi tout le monde se foutait de moi…) les hommes à droite, un rite époustouflant, le patriarche couvert d’or, une nuée de servants, une sorte de bedeau gueulard monté sur une drôle de chaise et qui faisait les répons et quelques bédouins qui n’enlèvent, pour se découvrir, que le bandeau de leur keffié et gardent le foulard à carreaux rouges et blancs, ce sont les seuls, c’est un privilège, ils sont très aimés et respectés. Les jeunes filles sont magnifiques, peau brune ou claire, des yeux étincelants, souvent très clairs et toutes, sans exception, des chevelures luxuriantes, ça et les belles croix d’or qui frappent leur poitrine sont leur façon de dire qu’elles sont chrétiennes, pas de mantilles, pas de voiles, surtout pas, mais des casques d’or ou d’ébène qui coulent sur leurs épaules comme les richesses d’un pays inconnu. Nombre d’entre elles serrent sur leur coeur oriental un amour de lardon doré au soleil de là-bas et elles sont comme des reines, des madones byzantines attendant, majestueuses, les hommages des peuples du désert; on ne croise pas impunément le fer de leur regard, on ne sort pas indemne de la Syrie chrétienne.

La messe est finie, le patriache avec sa belle tête de leader tombe les ors et se dirige vers la sortie, la procession va commencer. Le peuple l’attend devant l’Eglise, dans une minuscule ruelle, c’est un village de montagne, et pousse de grandes clameurs dès qu’ils apparaît, on lui présente les bouteilles d’Arak ornées de fleurs qu’il bénit et qu’il entame sous les encouragements des fidèles, on est très loin des premiers communiants de la Fête-Dieu de la petite paroisse occidentale. La procession se met en branle derrière une croix garnie de fleurs et qui surmonte une bannière de la sainte Vierge et les drapeaux de la Syrie et du parti Baas (parti au pouvoir, fondé par un chrétien dans les années 40 d’ailleurs. A noter que les Syriens chrétiens partagent entièrement le nationalisme de leurs compatriotes musulmans, et ne sont pas du tout favorables à l’"abandon" du Liban même si celui-ci a plutôt été une bonne affaire pour leurs coreligionnaires libanais), et de s’arrêter à chaque maison, comme pour la saluer, "Paix et amour dans le Christ pour l’éternité", beugle un choeur d’homme en araméen, les bouteilles d’Arak de voler entre les balcons, on jette du riz et des bonbons, les pétards fusent, les fusées pètent, on offre à manger des pizzas locales ou des douceurs et les gens jettent littéralement leur argent par les fenêtres, pour l’évêque, lequel est contraint de s’envoyer une nouvelle rasade d’Arak à chaque maison visitée pour ne vexer personne (aucun souci, il est parfaitement rompu à ce genre d’exercice, ça doit faire partie de l’examen d’entrée), et ça dure trois heures, on monte chez les orthodoxes pour les saluer, on va voir les autres catholiques, un p’tit tour devant la mosquée pour n’oublier personne. Rien à voir avec les cortèges d’enterrement censés glorifier Dieu sous nos latitudes, il faut venir à Maalula pour comprendre l’importance de la croix dans la vie chrétienne et dans le monde. Et rajoutez donc de la gnôle et des jolies chrétiennes dans vos processions et vous verrez le nombre des fidèles multiplié par dix, croyez-moi. En ce qui me concerne, c’est très clair, je ne veux plus traîner les pieds sous la pluie à la suite d’une ribambelle de bigotes défraîchies, mais hurler ma foi un thermos d’Arak la main au milieu d’une jeunesse pléthorique, ça a tout de même une autre gueule!

"Tant qu’il y aura la Fête de la Croix à Maalula, il y aura des chrétiens" vous disent les vieux. La Fête de la Croix n’est pas seulement tolérée mais encouragée et saluée par le gouvernement, personne n’y résiste. Des petits malins ont installé une énorme statue de la Vierge, à flanc de montagne, un bureau politique s’est quand même inquiété de l’initiative. L’Eglise plaide non-coupable, à Maalula personne ne sait, à croire qu’elle est venue toute seule. Elle a bien raison, le pays est magnifique et elle y est particulièrement aimée (même des musulmans, pensez donc, aucun oriental bien fait ne peut résister à l’image d’une mère) et on lui souhaite d’y rester pour toujours afin de veiller sur ses enfants du bout du monde.

Quand nous sommes partis, en nous promettant de revenir, la jeunesse dansait encore et on n’était, paraît-il, pas à la moitié de la fête; tuant!

PS. Je n’ai pris aucune photo, désolé, parce que je suis une feignasse et surtout parce que je déteste revivre par photos interposées les vacances que je n’ai pas eu le temps de vivre parce que je passais mon temps à prendre des photos; voilà. Cela dit vous en trouverez partout sur le net.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *