Oskar Freysinger: Ignorance « socio-construite » ou comment l’école cherche à protéger du savoir

Devant l’énorme gâchis qu’ont occasionné les multiples réformes scolaires depuis les années soixante, la plupart des commentateurs critiques de cette évolution parlent d’échec, de dérive. Et si c’était autre chose ? Si, au contraire, tout ce processus pédagogique correspondait à une volonté déterminée, implacable ? Si, aux antipodes de l’échec, on assistait à la réussite insolente d’un système éducatif dévoyé ?

Pour y répondre, il suffit de se poser une seule question, essentielle : Quel est le type de citoyen que l’on  produit par la méthode socio-constructiviste ?

La réponse, nous la côtoyons tous les jours au pied des murs invisibles qui se démultiplient dans notre société. Nous y rencontrons des êtres humains à qui l’on demande de construire une cathédrale rien qu’avec du mortier, mais sans la moindre brique et sans le moindre plan. Imaginez le chantier !

Une personnalité issue d’un tel enseignement sera certes socialement compatible, elle aura le sens du partage et de la communication mais n’aura rien à partager, car la suspicion envers le savoir et la culture, jugés élitistes, n’aura rien créé d’autre qu’un grand vide dans sa tête et préprogrammé une pauvreté affligeante de ses connaissances.

Or, à quoi bon communiquer si l’on n’a rien à dire ? A quoi bon « s’ouvrir à l’autre » si l’on n’a rien à partager ? C’est là que réside le drame de l’homme moderne qui, bien que de plus en plus connecté au monde, se sent paradoxalement de plus en plus seul.

Or, cette évolution est voulue, orchestrée, induite déjà par l’évolution philosophique du vingtième siècle. Dans un monde qui n’a plus de sens, dans une société où l’absurde a été décrété en absolu, il est inutile de communiquer des contenus, il est inutile d’aller au fond … du vide, de sonder les profondeurs … du néant.

Pour éviter le vertige au-dessus du gouffre que Nietzsche avait annoncé dans « le gai savoir », il faut évidemment compenser, masquer, remplacer ce qui a été perdu par l’illusion d’avoir quelque chose à gagner. Et qu’y a-t-il a gagner d’autre, dans un monde matérialiste, que des biens matériels de plus en plus alléchants, sophistiqués, créant une dépendance d’un type nouveau par un consumérisme effréné censé combler le vide intérieur ? L’obésité provoquée par la surconsommation de Hamburgers, l’achat de jeux vidéo, de gadgets électroniques, la consommation d’alcool et de drogues sont les effets d’une compensation impossible ayant pour but de faire oublier la perte de sens. Or, en l’absence de contenus, ce sont les formes qui prennent toute la place, occupent l’espace social et interactif de manière outrageante. Dans un monde déconnecté de toute recherche de vérité – puisque celle-ci a été privée de tout droit à l’existence – la forme singe le contenu, prend sa place, s’érige en absolu.

La pédagogie socio-constructiviste en est une émanation remarquable. L’élève apprend à se « construire » lui-même à partir de rien pour n’aboutir à rien, mais on l’incite à recouvrir ce vide de multiples aptitudes sociales, de capacités de dialogue, d’échanges interculturels. La peur du vide est telle que l’on tisse un énorme filet de sécurité aux mailles de plus en plus serrées, un tissu très dense que l’on tend au-dessus de l’abîme dans lequel on refuse de plonger son regard.

Aucune quête là-dedans, aucune recherche d’absolu, de dépassement, aucune profondeur ni durée, aucune descente aux enfers même, car l’enfer a été ramené à la surface et se trouve « chez les autres ».

Le citoyen produit par un tel système se libère par l’ignorance, car le savoir est un lest qui le rebute puisqu’il implique une responsabilité. La culture implique des attaches qui l’empêchent de surfer, de zapper, de démultiplier les expériences, de repousser les limites du plaisir. Finalement, corollaire de l’héritage culturel, la morale est une limitation intolérable du plaisir puisqu’elle définit une limite entre des mœurs respectant la dignité et la perte de toute dignité dans la perversion.

Le « produit » socio-constructiviste sera revendicateur, soucieux d’égalité, de « justice sociale », il mesurera le bien et le mal à l’aune de ses sentiments subjectifs. Par contre, il ne développera aucun sens du devoir et de la responsabilité. En être fluctuant qu’il est, il se définira comme ouvert et tolérant, ce qui ne lui demandera aucun effort, puisque il ne sera en fait ouvert qu’à ce qui est aussi vide que lui et tolérant envers ce qui sera aussi superficiel que lui. Or, être ouvert à tout, c’est n’être ouvert à rien. Etre tolérant envers n’importe quoi, c’est être tolérant envers l’éternel même et donc aboutir, merveilleux paradoxe, à l’intolérance, puisque ce qui est « autre » est exclu du programme dans une société où tout doit se ressembler.

Voilà qui simplifie singulièrement l’application du principe de tolérance.

L’homme « socio-constructiviste » est accompagné, dans sa solitude et ses frustrations inavouées, par un monde d’images de plus en plus frappantes s’enchaînant à un rythme sans cesse accéléré. Finalement, il se trouve devant un kaléidoscope tournant tellement vite que les couleurs et les formes se mélangent, fusionnent et en définitive s’effacent. N’ayant ni les instruments linguistiques, intellectuels et culturels pour prendre une distance critique, ni la spiritualité pour opposer un autre regard à cette spirale destructrice et auto-suffisante, il se jette dans le tourbillon proposé et mesure son degré de liberté à la vitesse à laquelle celui-ci l’emporte dans ses mouvements circulaires.

Le côté pratique de ce terrible engrenage est qu’il permet au pouvoir de se faire oublier et d’agir indirectement, en toute discrétion, par la manipulation des formes. Cachant son visage hideux derrière une multitude de masques, plus attrayants les uns que les autres, il a beau jeu de déterminer les comportements, les émotions et les pensées, pour ce qu’il en reste. En maître des formes il devient le concepteur d’une chorégraphie qui ressemble à un bal viennois mais ne représente en vérité rien d’autre qu’une danse de mort laissant les êtres humains exténués et pantelants au bout de la piste pour les renvoyer dans un vide qui ne les a jamais quittés.

Et les souris de danser sous l’œil amusé du chat qui a su se rendre très présent par l’absence ! Et le carrousel des formes de tourner de plus en plus vite au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! Et les êtres humains, juchés sur les chevaux de leurs illusions, de jouir de la sensation grisante d’être dans le vent grâce au mouvement.

Or, cette mobilité-là est la vertu des esclaves !

Qu’ils essayent de sauter du carrousel en pleine course, les adeptes de la tournante infernale, qu’ils essayent de descendre de leurs grands chevaux, et ils se casseront la figure dans l’obscurité entourant la fête foraine.

Qu’ils quittent la lumière des néons et ils plongeront dans les ténèbres du néant.
L’être moderne, délesté de toute pesanteur culturelle, croit pouvoir se libérer de ses entraves en bougeant plus vite que les ombres, en sautant de lumière en lumière à la surface du monde et des êtres.

Or, les lumières qui l’attirent avec tant de force ne sont pas les siennes, les images qu’il consomme avec férocité sont dévoyées, les rêves qu’on lui fait miroiter ont été manufacturés dans un but précis. Pire que tout, le système immunitaire de son humanité a été détruit par son éducation qui le jette, impuissant et trahi, en pâture aux intérêts d’un pouvoir anonyme.
Et tout ça, parce qu’on a refusé de l’éduquer à rechercher la vérité, parce qu’on l’a privé d’acquérir les instruments indispensables à cette recherche, parce qu’on a obstrué le sentier menant vers les tréfonds de lui-même par la démultiplication des exigences du monde extérieur, du milieu social, du monde factice des formes se suffisant à elles-mêmes.
C’est dans les premières années de sa vie, devant son banc d’école, que le drame a commencé, lorsqu’on lui a volé les « sanglots longs des violons de l’automne », les « e il naufragar m’è dolce in questo mare », les « Wehe dem, der Wüsten birgt » et les « to be or not to be » qui sont les fondements de notre cathédrale culturelle.

En lui refusant de s’abreuver aux sources, de devenir une part de la mémoire collective par l’apprentissage – et pourquoi pas par cœur – de ce que l’homme a produit de plus beau, en collectivisant son âme, en tuant ses émotions à force de les exacerber, on en a fait un nouveau barbare qui retrouvera des modes de communication dignes du néolithique.
C’est à travers lui que les trompettes du jugement dernier annonceront véritablement la fin de l’histoire.

Oskar Freysinger
Conseiller national et enseiignant !

1 réponse à Oskar Freysinger: Ignorance « socio-construite » ou comment l’école cherche à protéger du savoir

  1. zazie dit :

    voici un article remarquable ; merci d’avoir si bien exprimé ma colère et mon mépris ; ce mépris qui ne s’adresse évidemment pas au « produit » de notre caricature d’enseignement (en France et semble-t-il dans toute l’Europe), mais bien à ceux qui ont concocté le système autant qu’à tous les lâches qui ont laissé faire…Trois fois hélas, les lâches étaient presque tous des enseignants, mes collègues !

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