« La maladie de l’islam » – Abdelwahab Meddeb

Interview d’Abdelwahab Meddeb.

Philosophie Magazine : Après les attentats du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis, vous affirmiez que « si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam ». Islam-Occident : plutôt qu’un choc des cultures, n’assiste-t-on pas au face à face de deux civilisations malades ?

Abdelwahab Meddeb : L’état de maladie n’est pas de même gravité. Le problème de l’Occident, ou plutôt de l’Europe, s’apparente à un essoufflement, non pas à un épuisement. La régénérescence est perceptible. Le phénix n’est pas totalement consumé. En Islam, la situation me semble bien plus grave. Avec Mahomet, l’islam s’est déclaré « sceau de la prophétie », dépositaire de la Vérité ultime. Depuis cette rencontre efficiente avec le réel, l’islam s’est enfermé dans une préoccupante fixité, s’imaginant que ce dogme était valable pour l’éternité. Or le temps est cruel et le réel, en perpétuel mouvement. Peut-être faut-il d’ailleurs être musulman soufi pour le percevoir, car le soufisme [1], en cela proche des sagesses orientales comme le taoïsme, enseigne que le changement est perpétuel. L’islam à un réel qui a radicalement changé. Je ne retiendrais ici qu’un indice de cette fixité : à partir des XIè et XIIè siècles, la propension à l’encyclopédisme est forte. Les lettrés musulmans commencent à mettre en dictionnaire l’intégralité des savoirs, comme si le rôle de l’intellectuel n’était plus d’inventer mais d’archiver ce qui a été inventé.

Quelle est la spécificité actuelle de cette obsolescence islamique ?
Cette fixation dogmatique s’est opérée ces dernières années autour de la technique, cet usage instrumental de la science qui métamorphose l’être et l’âme au plus haut point, comme l’a notamment décrit Heidegger. Pour la civilisation islamique, qui n’a pas connu d’étape intermédiaire entre un Moyen Âge, certes flamboyant, et ce que propose la technologie d’aujourd’hui, le passage à l’hypermodernité est périlleux, voire mortel. L’islam croit rester fidèle à son passé. Or il n’est qu’empêtré dans des solutions figées et s’est même américanisé dans son addiction à la technique mondialisée. Il s’agit là d’une crise incommensurable.

Le dogmatisme n’est pourtant pas une spécificité de l’islam…
Ce dogme vient du « sceau de la prophétie » vient des manichéens [2], comme l’atteste leur présence dans les polémiques du Bagdad abasside du IXè siècle. Ce dogmatisme a été raillé par Djahiz [3], l’un des écrivains les plus percutants de la tradition arabe, polygraphe rationaliste proche des mutazilites [4], théologiens qui ont dégagé une vision quasi spinoziste de Dieu où celui-ci apparaît comme tellement abstrait qu’il devient isolé dans son retrait, n’intervenant pas dans les affaires humaines. Ce qui va ruiner les manichéens, c’est qu’ils prennent des conjectures pour la vérité. Comment des gens aussi sophistiqués peuvent-ils croire à des légendes et à des mythes se demande Djahiz ? Adressées il y a douze siècles, ces critiques peuvent s’appliquer aux musulmans actuels. Que penser d’un musulman qui soutient que le Coran est la parole de Dieu telle qu’en elle-même ? Seulement qu’on est face à une légende prise comme une vérité intouchable et inaltérable. Mais l’invention de ce mythe du « sceau de la prophétie » a connu une réussite et une confirmation historique qui ont conduit la civilisation vers une étape essentielle. Par la suite, l’Europe mènera la civilisation vers une autre étape que ne connaîtra pas l’islam : les Lumières, qui vont s’élaborer contre la religion et par le dépassement des traditions religieuses européennes, voire contre elles.

Pourquoi l’islam n’a-t-il pas connu ses propres Lumières ou n’a-t-il pas pu mener cette séparation du théologique et du politique telle que l’a entreprise un philosophe comme Spinoza ?

« Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles » : cette citation de Valery, que l’on peut lire sur le frontispice du Trocadéro à Paris, peut s’appliquer à l’islam. Je considère plus exactement que la civilisation peut être assurée par les civilisations. Je veux dire par là qu’il y a un train de la civilisation qui a été conduit à son terme par l’islam, à l’époque qui était la sienne. L’islam lui-même a eu le sentiment qu’il ne pouvait aller au-delà et a été notamment victime de sa cécité à l’égard de l’altérité, qui est une constante de sa maladie, à laquelle pourtant je ne le réduis pas.

Quelle est l’identité culturelle de cette civilisation islamique ?
Avoir été le synthétiseur, le catalyseur de traditions occidentale, persane et byzantine, et même chinoise et indienne. L’islam était dans un espace du milieu, en relation avec des traditions qui ne s’étaient jamais rencontrées jusqu’alors. Dans son creuset, ces cinq traditions ont fermenté ensemble et se sont fécondées, donnant naissance à un nouvel esprit scientifique, littéraire, philosophique et spirituel qui culminera aux XIème, XIIème et XIIIè siècles.

La « maladie de l’islam » n’est-elle pas renforcée par l’attitude politique des Etats-Unis en Irak ou au Liban ?
En 1919, le délégué qui représentait l’islam lors de la conférence de Versailles fit une déclaration prémonitoire en exhortant les Occidentaux à s’intéresser à l’islam. « Vous n’attachez aucune importance à l’islam, qui est faible en ce moment, dit-il aux nations réunies après la boucherie de la Grande Guerre. Si vous n’en tenez pas compte, il fera un retour explosif dans l’Histoire. Car on ne peut pas liquider l’islam par le déni et les colonies. C’est une bête blessée dans sa chair et sa fierté. Dans Contre-prêches [5], je fais des efforts gigantesque pour ne pas condamner la guerre en Irak contre Saddam Hussein. Afin de sortir de l’acceptation des dictatures, j’ai voulu donner sa chance à la possibilité d’un droit d’ingérence. C’est une posture redoutable, car il est très difficile d’échapper au rapport fort/faible et dominant/dominé à l’intérieur duquel se liquide le principe de justice. Mais si l’on défend des principes et que l’on agit en fonction d’eux en étant soi-même exemplaire, je considère qu’une guerre juste peut être menée afin de ne pas laisser l’infâme prospérer. Mais la manière qu’ont les Etats-Unis d’intervenir en Irak ou de ne pas le faire au Liban ruine ma fragile tentative théorique et politique en favorisant le pire, car la destruction du Liban par l’armée israëlienne, c’est plusieurs milliers de nouveaux candidats terroristes, sans compter que la haine à l’égard de l’Occident se développe jusqu’à l’intérieur d’un pays pourtant aussi modéré que le Maroc.

Les intellectuels hérétiques comme vous sont-ils entendus en terre d’islam ?
Contre-prêches est un livre inspiré de mes chroniques radiophoniques diffusées à partir de Tanger par Radio Méditerranée Internationale, entendues par des milliers d’auditeurs qui écoutent et réagissent à mes propos. Même les « barbus » m’arrêtent dans la rue pour discuter, s’opposer, comprendre. Une dynamique critique est en marche, loin de l’identification magmatique entre l’islam et l’islamisme. Si l’islamisme prospère, c’est que ses germes peuvent être trouvés dans la lettre islamique. Mais il y a un travail à faire pour que l’islam chasse ses propres démons. Et pour ce faire, la référence occidentale peut être précieuse. Car il y a jeu et enjeu entre les deux entités. Ceux qui sont dans la logique de l’identité – islamiste et européaniste – ne comprennent pas cet entre-deux-cultures, cet entre-deux-langues, entre-deux-continents. D’où ma rupture avec des intellectuels comme Alain Finkielkraut pour qui ne compte que le canon occidental. Je crois à la « fidélité infidèle », comme disait Jacques Derrida, je crois à l’esthétique transculturelle, je crois à l’interstitiel, à la fécondation, à l’hybridation, dans le maintien de l’exigence et de la valeur, dans l’entretien de la complexité et son intensification.

Propos recueillis par Nicolas Truong, Philosophie Magazine, N°4, Octobre-Novembre 2006.

[1] Mouvement mystique né en Irak au VIIIè siècle, dans lequel des groupes d’ascètes, vêtus de laine (souf) en signe d’humilité, inaugurent une pratique liturgique, le dhkir, « répétition » du nom d’Allah alliée à la récitation du Coran. Le soufisme recherche une union d’amour avec Dieu.

[2] Adeptes du manichéisme, doctrine religieuse dualiste de type gnostique fondée par Mani au IIIè siècle. Ce dernier se présente comme l’ultime révélateur, chargé par le messager divin de créer l’Eglise des derniers temps, celle du royaume de la lumière.

[3] Prosateur arabe (776-868), auteur d’ouvrages de théologie et de pamphlets. Le livre des animaux, une anthologie animalière développant surtout des concepts théoogiques ou métaphysiques d’une grande modernité, est le plus connu de ses écrits.

[4] De mutazil « celui qui se tient à l’écart ». Les mutazilites sont les tenants du mutazilisme, première école de jurisprudence rationaliste apparue au VIIIè siècle. Ils attaquent la thèse du Coran éternel et incréé. Elle devient une doctrine officielle sous le règne du calife Al-Mamoun.

[5] Contre-prêches, d’Abdelwahab Meddeb (Seuil).

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