France : La gauche et le spectre de Lénine

La prudence avec laquelle la mémoire de Lénine a été évoquée par les intellectuels, les historiens et les médias de gauche — à l’occasion du 90e anniversaire de la révolution bolchevique de 1917 — vient de rendre manifeste l’incapacité du parti socialiste français à remettre sérieusement ses pendules à l’heure.

En façade, on jure que le Parti socialiste a renoncé depuis longtemps à la lutte des classes, aux nationalisations et au Grand Soir. En profondeur, on se garde d’imiter l’abandon fracassant du marxisme que les socialistes allemands surent proclamer en 1959.

Et l’on veille à ne pas déboulonner certaines idoles, dont la légende touche encore à une certaine mystique de la gauche française. Ainsi, début octobre, F. Hollande émettait de très discrètes réserves à propos du 40e anniversaire de la mort de Che Guevara, dont il est établi qu’il fut un idéologue criminel.

De façon plus inacceptable encore, à propos de Lénine, voici qu’on reprend la thèse d’un Lénine inspiré par la Révolution française, et porteur du message des droits de l’homme, mais entraîné dans la violence civile par la crise économique et par la guerre.

Et cela, alors même que les travaux de chercheurs de premier plan (1) ont démontré depuis plus de 30 ans que ce n’est pas Staline qui a créé le goulag mais la volonté farouche de Lénine de faire coïncider la théorie marxiste avec l’action sur le réel.

Ce n’est pas Staline qui a instauré le totalitarisme, c’est l’idéologie égalitariste du marxisme-léninisme, qui prétendait imposer par la contrainte le paradis sur terre. Lénine, c’est le postulat selon lequel tous les droits et libertés doivent être suspendus aussi longtemps qu’ils ne pourront être traduits en acte ; c’est la théorie selon laquelle la démocratie, les rapports juridiques, les oeuvres de la culture traduisent les intérêts des classes dominantes ; c’est la thèse de la légitimité de l’usage de la violence pour accoucher de la révolution. Et c’est la haine du bourgeois.

Le PS aura beau multiplier les efforts pour repenser sa doctrine et son discours, il n’arrivera pas à convaincre qu’il a changé aussi longtemps qu’il n’osera pas ébranler les vieilles icônes censées incarner la mystique de la gauche, et reconnaître enfin qu’il a, sur ses extrêmes, des ennemis avec lesquels il ne lui est plus possible de composer. ->

PM – (partiellement réécrit)

(1) Adam Ulam, Marc Hillel, Leonard Schapiro, Hélène Carrère d’Encausse, Alain Besançon, François Fejtö, Raymond Aron, François Furet